Les Hamilton, une famille bien. Presque.

(C'est bien une tranche de vie, elle est censée s'incorporer correctement à la continuité du forum)


- Comment ça, j'ai pas le droit d'entrer ?
- Mais vous comprenez, Monsieur, y'a des complications, je suis désolée, on fait de notre mieux...

John n'écoutait qu'à moitié les explications de la pauvre infirmière qui était obligée de le sortir de la salle d'accouchement.
Le pauvre homme se fichait des raisons qui l'obligeaient à sortir de cette salle: il voulait juste rester à côté de sa femme et la soutenir pendant les quelques heures qui lui restait à souffrir avant la naissance de son fils.
Mais les nouveaux tests étaient formels: le petit était un mutant. Il y avait une procédure spécifique pour ça, pour ne prendre aucun risque de blesser l'enfant ou la mère (ou la sage femme) et on devait sortir le père.

On avait fait pas mal de progrès ces dernières années, et quelques hôpitaux bien équipés, comme celui de Cardiff, au Pays de Galles, en faisait partie. John n'était pas très riche, mais une naissance, chaque personne en a qu'une, alors il estimait que le petit était en droit de naître dans les meilleures conditions possibles. Forcément.

Il restait assis, impuissant, sur un des bancs du couloir, parcourant les gros titres des journaux qui traînaient sur le bord de la table. Ils dataient de presque un mois. Un grand bouleversement mondial, qu'ils disaient. Le fin d'une ère, annonçaient d'autres. Soixante ans d'histoire finies d'un coup. Il n'eut pas le temps d'y réfléchir, alors que l'infirmière revenait le voir.

- Vous pouvez venir.

Il rentra la salle, surchaussures et charlotte équipées, et contempla sa femme et son fils.
Il pleurait dans les bras de sa mère, épuisée.
A sa cheville, une petite étiquette titrait


Il était parfaitement normal sous tout rapport et allait très bien.
Tant mieux.

- Comment ça, j'ai pas le droit d'entrer ?
- Il s'agit d'un test psy, Monsieur, vous risqueriez d'influencer. Laissez votre fils seul le temps du test.

Son fils, passer un test psychique ? Depuis sa naissance, il n'avait jamais manifesté de pouvoirs, et voilà qu'un jour, une bonne femme mandatée du gouvernement vient lui lire les pensées. A travers les vitres floutées, on distinguait une pâle lueur rosâtre qui flashait. Pas un bruit à l'intérieur.
John était littéralement mort de peur. Qu'allait-il advenir de son marmot ? Il n'avait jamais rien déclaré de nouveau, ni pouvoir, ni capacités hors du commun. L'arrivée de cette femme était certes officielle et annoncée, mais terriblement engageante: son fils allait-il devenir un jouet de son pays ? Les héros britanniques avait-ils besoin des capacités d'un gamin de 6 ans ?

- J'ai fini.

Max sortit de la salle et la jeune femme était encore assise à prendre des notes sur un grand calepin.

- Maxwell n'a pas encore déclaré sa mutation, mais elle ne saurait tarder. Surveillez le bien, et prévenez nous en cas de souci.

Elle lui donna une carte au nom de l'agence britannique pour le recensement des super-pouvoirs, département mutations de naissance, et sortit de la pièce. John s'avoua un peu paumé.
Le jeune Maxwell se replongea aussitôt dans son livre, un truc d'heroic fantasy bizarre.
Il prit son fils par la main et sortit de là. Au fond de lui, John priait pour que cette "mutation" de son fils n'aie jamais existé et disparaisse d'un coup de baguette magique.

2001

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- Nous traitons votre enfant du mieux que nous pouvons, monsieur !

Impuissant derrière une vitre, John avait l'impression que sa vie n'était qu'un enchainement d'échecs à se voir avoir un rôle actif dans la vie de son fils. Il n'avait jamais autant regretté d'avoir souhaité que les mutants n'aient jamais été, parce qu'il semblerait que son voeu aie été exaucé...
Les journaux du monde entier en parlaient, les mutants n'existent plus que par poignée, tous ceux qui étaient différents étaient maintenant normaux. Et malades pour la plupart, du fait du changement radical et brutal de leur corps.
Bien que Max n'aie jamais déclaré de différence, il avait été comme foudroyé ce jour-là. Il s'était écroulé d'un coup, de la façon qu'un grand nombre de mutants de par le monde. L'hôpital n'y voyait rien: il était parfaitement en bonne santé, si on exceptait le fait qu'il ne réagissait plus.

Le père tournait en rond dans les couloir de l'hôpital, incapable de faire quoi que ce soit.
Un infirmier s'approcha de lui.

- Il s'est réveillé, monsieur. Nous voudrions le garder quelques jours en surveillance, mais il semble aller bien.

Le gamin s'était éveillé aussi brutalement qu'il s'était endormi. Le choc, probablement.
Il ne comprenait pas trop ce qu'il faisait là, mais qu'importe, il était à l'hôpital et seul. Il comprenait les grandes lignes.

- Mon chéri. Tu restes encore à l'hôpital un ou deux jours, et ensuite, je te ramère à la maison, d'accord ?
- D'accord papa.

Finalement, il aurait peut-être droit à une vie normale.

2007

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- Désolé Max, réservé aux gars cools.

Non, Maxwell, 17 ans et demi, ne pouvait pas rentrer en boite avec les autres. Au fond de lui, il n'avait pas envie d'y entrer, mais tout le monde ou presque y était. Restaient dehors les losers, et les mineurs.
Et il était les deux. Pas vraiment loser, non, mais affublé du sobriquet de "P'tit intello", il était mis à l'écart. Malgré son âge, il était au milieu de sa deuxième année d'études supérieures et comptait bien ne pas s'arrêter là. Un cerveau sur pattes doublé d'un maniaque du rangement avait rendu cet adolescent en quète de réponses un vrai fou de sciences.

Dépité, il tourna les talons et laissa Marc et Jenifer s'amuser dans la discothèque, tandis qu'il rentrerait de son coté.
Il décrocha son portable, et appela son père. Depuis que sa mère était décédée, son père se laissait aller. A l'alcool, principalement. Mais ils ne manquaient pas d'argent. Il était juste alcoolique. Pas chômeur. Plutôt crever que de chômer, gueulait-il.

Ca motivait son fils à bosser. Si une telle épave arrivait à se lever pour aller bosser, il n'avait aucune excuse pour ne pas réussir dans sa voie.

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- Désolé, mais la salle des serveurs est interdite au public. Prenez rendez-vous avec monsieur Hamilton.

Monsieur Hamilton, c'était Maxwell, qui avait réussi à percer dans le grand domaine qui bougeait: les nouvelles technologies. Son entreprise fondée l'année précédente avait décroché des contrats corrects au niveau régional, et notre jeune chef d'entreprise de 25 ans se voyait aller beaucoup plus loin.

Il ne voyait plus beaucoup son père, ni qui que ce soit, d'ailleurs. Il restait concentré dans ce qu'il faisait de mieux: le travail. Plongé dans ce qu'il appelait un investissement productif à moyen et long terme", il s'appliquait à devenir une force qui bouge. Mais dans son propre pays, il n'était qu'un jeune entrepreneur au milieu de centaines d'autres. Invisible, noyé dans la masse, il ne percerait probablement pas en Angleterre.

De son coté, son père ne donnait plus de nouvelles. Il était vivant, aux dernières. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles, comme on disait. Maxwell, plus terre à terre, disait "pas de nouvelles, pas de nouvelles". C'est sûr, pour l'effet poétique, c'est raté.

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- Attendez un moment, monsieur, on pose la péridurale...

A peine aussi chiant que son père avant lui, Maxwell piétinait dans l'hôpital. Il se ressassait les événements des ces dernières années, chose bien pratique pour faire une chronologie propre dans ce paragraphe. Il avait rencontré Maria il y a 4 ans, alors qu'il venait d'arriver sur l'île. L'île en question, c'est la Papouasie Nouvelle-guinée. Loin d'être une tête de proue dans l'asie du Sud-Est, la ville de Port Moresby possédait une filiale d'une grosse compagnie de construction qui avait embauché Maxwell pour gérer tout le parc informatique de la zone, avec le potentiel de diriger le secteur avec le temps.
Il avait épousé maria deux ans après, et les voilà déjà à attendre un enfant. Pas vraiment prévu, cet enfant, mais hors de question pour Max de tuer un enfant en devenir.

Après quelques minutes de silence, il put rentrer dans la salle de travail, avec sa femme. Dans quelques heures, naîtrait le petit Terrance, un petit garçon

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- On fait une surpriiiiise !

Noël. Non pas le premier, mais le second du dernier né de la famille Hamilton.
Cinq ans après le premier, le ventre de Maria s'était arrondi pour la troisième fois. Ils avaient déjà eu un garçon nommé Terrance, une petite fille nommée Tiffany, et en novembre dernier, un petit garçon naissait. Il avait déjà un an depuis le mois dernier, et regardait les décorations de la Nativité avec des grands yeux émerveillés.
Devant lui, les nombreuses petites lumières gigotaient, s'envolaient. Son papa était arrivé en retard -encore- pour Noël. Mais il ne s'en rendait pas compte, bien trop occuper à tirer sur sa tétine en regardant sa soeur de quatre ans décocher un coup de pied à frère de six ans.
Il riait en regardant sa famille se bagarrer.
Alors que Maxwell finissait par entrer quand même, Maria alluma tout le salon, dans un ballet de lumière qui amuser beaucoup le petit garçon qui lâcha un cri de joie.

- Doucement, boule de poils, va pas t'égosiller !

Comme il était né avec des cheveux et du poil aux oreilles, son père s'amusait beaucoup à le surnommer ainsi. Y'a que lui qui aimait ça, à en juger par l'air agacé de la maman.

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- Et ben nom, tête de nœud, tu rentres pas !

Rebuté à l'entrée d'un club de foot par un gros bourrin de Noushka, notre jeune héros ne vivait pas bien sa septième année. Doué dans les sports auxquels son père l'inscrivait, il aurait aimé essayer les sports d'équipe.
Son père avait une phrase pour ça. "Dans une équipe, la force du groupe est celle du maillon le plus faible. Si tu veux gagner, ne fais confiance qu'à toi-même."
Il l'avait inscrit à un cours d'escrime. Parce que l'escrime, c'est une discipline noble.
Le soir, face à son père ou à son frère, il apprenait les échecs. Le poker. Le MahJong. Le Go. Des jeux cérébraux, fort à l'évolution psychologique nécessaire pour devenir un grand, comme il disait.

Mais il n'était pas encore très doué à ça. Son frère l'écrasait en l'humiliant, son père l'humiliait sans dire un mot, mais en le rassurant. "Pourquoi tombons-nous ?", lui demanda-t'il un jour.

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
- Attends un instant, bonhomme...

Son frère est parti en début d'année scolaire pour rejoindre une université européenne.
Sa soeur est toujours là, elle finit ses années d'études secondaires avec brio.
Lui, il est encore un peu jeune, mais se débrouille. A défaut d'être particulièrement doué avec les chiffres et les lettres, il est devenu une terreur à l'escrime. Premier des concours régionaux auxquels il participe, il finit second aux nationales, battu par un jeune homme sur un coup superbe, qui le laisse encore aujourd'hui avec un goût amer dans la bouche.

Aujourd'hui, son père tenait quand même à lui offrir un cadeau. Il déballe le papier, laissant apparaître une plaque de verre cachant une fourmilière densément peuplée.

- Regarde et observe. Regarde comment une communauté s'organise.

Posant doucement la fourmilière contre un mur de sa chambre, notre jeune homme ne cache pas sa déception. Est-ce un cadeau ou une punition ? Difficile de dire.
Il s'assied en tailleur devant ce ballet d'animaux étranges et tente de comprendre leur fonctionnement. Comment s'articulent leurs actions.
Planté devant sa fourmilière, son ventre gargouille soudain. Il a faim ?

- Comment ça, je peux pas rentrer ?
*cris de raton-laveurs qui défend son terrier*

Deux ans ont passés depuis qu'il est devenu ça. Perdu dans une ville qu'il connait trop bien, il parle encore que trop peu. Ces derniers mots lui ont échappé, portés par une singularité temporelle bien trop présente.
Notre héros est perdu, transformé en une bête à poils, au milieu d'une déchetterie géante. Le raton laveur garde son terrier et refusera au fourmilier d'y crécher pour la nuit. Celui-ci s'avoue vaincu et ira se réfugier pour la nuit dans la carcasse d'une voiture, bien au chaud dans la mousse de la banquette arrière, éventrée avant son arrivée.
Il ne sait plus bien qui il est, il ne sait pas bien où il est, mais il se souvient qu'il n'est pas né comme ça. Il se souvient de peu de choses mais il se souvient des paroles de son père. S'il ne peut pas se relever seul, personne ne l'aidera. C'est ce qui le motive tous les matins à trouver à manger.

Porté par une force bien plus animale qu'il ne le pense, il monte sur le toit de la voiture. De là il contemple la ville. San Francisco est belle la nuit. Il ressasse sa journée. Plus tôt, ce matin deux glandus l'ont opéré. Trsitesse.