01.01/30.S.Washington - Rencart ou brancard

Un pick-up. C'était bien du Lily-Rose tout craché ça. L'Amérique résumée dans un bloc de métal de plusieurs tonnes et bardé de fonctions toutes plus inutiles les unes que les autres.


Les deux mutants étaient finalement tombés d'accord sur le fait que le bolide rose bonbon d'Emily était peut-être un brin reconnaissable pour une mission discrète. Le Polonais était revenu à la charge en faisant tinter les clés de sa moto sous le nez de sa collègue, mais elle n'avait pas encore pris le goût de l'aventure une grosse cylindrée entre les cuisses. Chaque chose en son temps, Walentyn avait bien l'intention de la travailler au corps à ce niveau...
Ainsi donc, ils s'étaient retrouvés dans le pick-up de Lily-Rose, un véhicule imposant mais qui se fondait finalement dans le décor.

Mal réveillé, Walentyn s'était vautré dans le siège passager, laissant sa collègue conduire la première moitié du trajet pour comater un peu, se contentant de lâcher une ou deux répliques Made in Szatanik quand cela s'imposait pour garder un certain panache même dans le brouillard du matin. Après tout, il avait décidé de mêler l'utile à l'agréable dans cette escapade, et passer pour une chiffe molle ne jouerait sûrement pas en sa faveur. Pioncer, oui, mais avec la classe tout de même. On n'attirait pas les mouches avec du vinaigre.

Une fois la première partie du trajet accomplie par Emily, c'est un Walentyn déjà plus frais et gouailleur qui se glissa derrière le volant. L'air de rien, ils avaient glané quelques informations sur leurs cibles auprès de Lily-Rose. Depuis le temps qu'elle infiltrait les Pères Fondateurs, elle avait une idée assez claire de leurs points de chute habituels, les deux mutants avaient donc décidé de commencer par là et d'aviser ensuite. Comme Lily-Rose n'en dit rien, Walentyn avait bien failli chercher lui-même dans sa tête si la bombe atomique, Rebecca, alias Monk, avait un lieu de prédilection à Washington, puis s'était ravisé : seuls les amateurs draguaient deux minettes au même endroit et en même temps. C'était le meilleur moyen de foutre en l'air ses chances avec les deux. Monk ne perdait rien pour attendre.

Alors qu'ils entraient à Washington, Walentyn déchira d'un coup de dents le paquet de cacahuètes Fine Food qu'il avait trouvé dans la boîte à gants. Il avait les crocs, et ce n'était pas le logo assimilé par certains à celui des Pères Fondateurs qui allait l'intimider.

"Qu'est-ce que tu dirais qu'on commence par ce truc-là... GentlePork American Saloon ? Le voyage m'a donné la dalle, on pourrait en profiter pour grignoter un morceau, c'est moi qui offre bien sûr." proposa-t-il avec un clin d'oeil, avant de tendre le paquet de cacahuètes à Emily.

D'après Lily-Rose, ce bar-restaurant était l'un des repaires des Pères Fondateurs à Washington, leur fief.

"On va pouvoir se la jouer Priscilla folle du désert." ajouta-t-il avec un geste de la main devant son propre visage, utilisant le sobriquet dont il affublait bien souvent Lily-Rose depuis leur première rencontre, suite à ses travestissements flatteurs.

"Dis-moi ce qui te ferait plaisir, chérie." dit-il avec un sourire enjôleur. "Lily-Rose se gêne pas pour se tanker à mort quand elle se transforme, si t'as envie d'avoir un look spécial, je suis ton homme." explicita-t-il, profitant d'un feu rouge pour chercher un parking souterrain ou une petite rue à l'écart dans le quartier du restaurant sur le GPS intégré à la voiture. Au regard insistant qu'il eut pour Emily, il était assez clair que selon lui, il n'y avait rien à jeter. Mais comme la jeune femme s'autorisait souvent de petites fantaisies capillaires, elle voulait peut-être s'amuser un peu.

"On peut se la jouer mutant en force, ou plus discret. D'après Priscilla, c'est un peu devenu la cantine mutante..."

Poursuivant sa route, il attendit la réponse de sa compagne. Il ajusterait sa propre illusion en fonction.

Pas assez discrète. D’abord, Emily avait cru à un argument 100% garanti fallacieux qu’aurait trouvé Walentyn pour la forcer à faire plusieurs centaines d’inconfortables kilomètres sur sa mobylette : sa Titine serait trop voyante en cas de problème. Elle songea également à une angoisse du mâle de se retrouver dans un véhicule aux couleurs ouvertement liées dans la culture populaire à la féminité. Peut-être Chimère craignait-il pour l’intégrité de ses hormones ? Mais avec le recul, elle finit par convenir – à contrecoeur - qu’il serait très aisé de se souvenir d’eux s’ils débarquaient dans son magnifique bolide. Et elle ne voulait surtout pas que l’Institut soit repéré via son auto, ou que Titine subisse des représailles de gens mal intentionnés.

Sa position sur le remake d’Easy Rider n’ayant cependant pas bougé d’un iota, le pick-up tristounet de Lily-Rose fut un excellent compromis. Elle fut soulagée de voir une fois le matin venu que le mâle prétendument dominant avait choisi de commencer à la place du mort, car son état d’éveil ne semblait pas particulièrement compatible avec un long trajet comme conducteur. Emily, elle, s’était chargée en caféine, avait agrémenté son breakfast d’une barre chocolatée, et se sentait dans une forme plutôt honorable compte tenu de l’horaire. Et même si son collègue faisait des efforts visibles pour paraître plein d’esprit, la comparaison jouait plutôt en sa faveur.

Elle fut néanmoins soulagée, même si elle tenta de ne rien en laisser paraître, lorsque Walentyn prit la relève à mi-parcours. Il valait mieux ne pas brimer sa virilité en l’obligeant plus longtemps à jouer les assistés. Emily convint d’ailleurs silencieusement que sa voiture aurait sans doute été un peu trop de sensations d’un seul coup pour le Polonais, d’autant plus qu’il était, pour le coup, hors de question qu’elle lui prête ses clés. Il aurait celles de sa chambre avant celles-ci. Non, il ne les aurait jamais.
Elle accepta avec un sourire les cacahuètes, et attendit d’avoir avalé la petite poignée qu’elle s’était réservée avant de répondre.

- Cela me paraît être un bon choix. Même si dans l’absolu, je ne suis pas certaine de savoir qui régale réellement.

Petit regard taquin pour le Polonais : ceux à qui appartenait auparavant son argent auraient-ils réellement souhaité qu’il serve à deux mutants devant déjeuner ? Au moins, ses comptes à elle étaient nets, si l’on exceptait le dessous de table conséquent qui était censé la convaincre de ne pas trainer la municipalité de Las Vegas devant les tribunaux. Et même le pot-de-vin avait été donné de bon cœur, si tant est que le cœur puisse jouer un rôle dans ces transactions.

Elle prit ensuite un ton faussement vexé.

- Moyen élégant de critiquer mon style, j’apprécie.

Même si elle n’était pas experte en sous-entendus comportementaux, elle se rendait compte que Walentyn n’avait rien d’une peau de vache lorsqu’il faisait des remarques à son sujet. Mais en se basant uniquement sur les mots…elle poursuivit sur un ton plus sérieux.

- Je ne pense pas qu’il soit sage que tu nous changes tous les deux. Si par hasard l’un d’eux, ou l’un de leurs sous-fifres que Lily-Rose ne connaît pas, nous démasque, cela paraîtra suspect. D’autant que je suis très bien comme je suis.

Elle ponctua cette dernière remarque d’un regard critique dans le miroir de son pare-soleil, et en profita pour remettre en place un des deux baguettes qui permettaient à sa coupe de cheveux de tenir correctement en place. Elle s’était habillée sobrement, pantalon gris anthracite et pull fin à motifs abstraits roses et rouges qui lui arrivait jusqu’aux coudes, auxquels elle avait adjoint une paire de talons moyens destinés, selon elle, à tromper l’ennemi. Il faudrait juste qu’elle pense à les retirer avant de passer à l’action, car le danger venait moins de son temps de réaction que de la probabilité qu’elle oublie ce qu’elle avait aux pieds.

- Mais tu peux l’utiliser pour toi, ça leur montrera que tu es fier d’être mutant. Et que tu es doué. Même si en réalité, je ne sais pas quelle approche utiliser…l’idéal serait d’attirer l’attention de l’un ou l’une d’entre eux sans que cela ne se fasse sentir. S’il y’a du monde, nous pourrons peut-être nous installer innocemment à une de leurs tables.

Lily-Rose leur avait dit que les Pères Fondateurs étaient devenus les caïds de ce bar-restaurant, qui s’était d’ailleurs adapté à leurs demandes. Si la coutume était de laisser les gros poissons manger seuls à leur table, ils pourraient toujours prétexter ne pas être au courant des règles pour éviter une effusion de violence inutile. Le tout était de choisir correctement leur cible, et d’éviter ceux étant ouvertement listés comme psychopathes.

Une fois que Walentyn eut trouvé une place suffisamment éloignée pour que personne ne croie à la présence de Kate, et pouvant si nécessaire permettre de s’enfuir sans être trop gêné, Emily descendit de la voiture et attrapa son sac.

- Si certains nous demandent comment nous nous connaissons, je t’interdis formellement de parler de mariage, de fiançailles, ou de quelque union romantique que ce soit. Pour le reste…

Elle pensait improviser si l’occasion se présentait – après tout, ils venaient de deux continents différents, et leurs jobs n’étaient pas exactement de ceux qui permettaient des rencontres de type professionnel – mais voulait autant que possible éviter d’être obligée de jouer les femmes enamourées dans le simple but de coller au scénario tordu qu’aurait pu inventer le Polonais. Emily attendit que son collègue descende avant de commencer à se diriger vers le Saloon tant convoité par l’élite mutante de la ville…

Walentyn trouva un parking souterrain non loin du fameux Gentle Pork saloon. En ce début de soirée plutôt froide et déjà sombre, il ne fut pas surprenant de voir de la lumière, et des ombres mouvantes par les vitrines du bar-restaurant.


En lettres lumineuses clignotantes, kitsch sans méchanceté, un double F rouge inscrit dans un fer à cheval ornait la porte d'entrée. Une discrète musique country accueillait les nouveaux arrivants, ainsi qu'une belle banderole installée au dessus du bar : "Welcome to the United Mutant States of America". Une barmaid aux jolies boucles blondes en cascade s'affairait. Un léger voile de fumée de tabac occupait l'espace olfactif. Les lumières projetées directement au dessus des tables étaient allumées tamisées, ce qui pouvait donner une ambiance "feu de camp" plus intime.

La salle principale n'était pas comble, sans doute parce qu'il était encore un peu tôt pour manger. Les tables entièrement libres étaient cependant rares. La population était relativement clairsemée et peu bruyante.

Walentyn esquissa un sourire et leva les deux mains en l'air tandis qu'il sortait du véhicule.

"Ce qui tombe dans ma poche est à moi ! Et par principe, j'invite jamais une jolie demoiselle avec disons de la fausse monnaie." se défendit-il avec amusement. Depuis la réunion plénière de la veille, et même avant cela, le Polonais était bien conscient que son étiquette d'ex escroc lui collait à la peau comme celle d'un ex taulard qui chercherait à être réhabilité par la société. Dans certains milieux, c'était un avantage et un moyen de pression tacite, mais il avait bien senti que la plupart des mômes partaient avec un énorme préjugé de départ sur lui, bien qu'ils ne l'aient pas spécialement vu jouer les fripouilles devant eux. C'était encore compréhensible de la part de mouflets. Néanmoins, il comptait montrer à ses collègues qu'elles pouvaient compter sur lui malgré son passif, et que même les malfrats pouvaient avoir quelques principes. Celui-ci en l'occurrence, ne payait pas de mines, mais c'était un début. Il n'y avait rien de moins classieux que d'offrir quelque chose avec de l'argent fictif issu d'une illusion. Trop de facilité. Le message véhiculé à la gazelle était fatalement négatif... sauf si elle l'ignorait. Mais devant la remarque d'Emily, le doute était déjà présent dans son esprit. Il était tout de même frustrant pour un type de sa carrure de passer pour un péquenaud incapable d'inviter une fille à dîner sans avoir à se servir dans le porte-monnaie de quelqu'un d'autre. Le tout était donc de placer ses billes au fur et à mesure : suffisamment pour être convaincant, mais pas assez pour avoir l'air de pipeauter, ce dont la hongkongaise semblait déjà le suspecter. On ne refaisait pas : il avait une tête de filou. Il fallait tourner ça à son avantage.

Il pesa quelques instants les ébauches stratégiques de sa collègue. Que l'un d'eux ait l'air d'être fier de sa mutanité. Jusqu'ici, les mutants physiques qu'il avait vus n'étaient pas particulièrement gâtés par la nature. S'ils voulaient attirer l'attention des Pères Fondateurs, mieux valait éviter le Kate Syndrom. De plus, il y avait toujours une possibilité que Monk soit dans les parages, donc hors de question de se faire passer pour un singe galeux comme celui rencontré à l'aéroport avec Timour. Il fallait donc opter pour un truc impressionnant, mais dans le bon sens du terme, histoire de pouvoir jouer la carte du recrutement au besoin, tout en sous-entendant une force létale dissuasive. Le mutant jeta un oeil alentours pour s'assurer qu'ils étaient seuls, puis se créa une apparence "permanente" d'homme de métal liquide, le crâne rasé et légèrement plus grand que lui. Il lissa également les traits de son visage pour les rendre sans saveur, dans l'idée qu'il se faisait de l'esthétique mâle américaine : aseptisée.


Pour le reste, il demeura vêtu de la même façon, à savoir un maillot de corps blanc sous une chemise prune, un jean noir assez près du corps et ses bottes de moto. Sa veste en cuir complétait le tout.

Sous sa nouvelle apparence, il emboîta le pas de sa collègue après avoir fermé la voiture.

"Justement, ça m'embêterait d'avoir à lobotomiser toutes les crapules qui voudront te détourner de notre objectif." rétorqua-t-il à la remarque d'Emily sur son physique. Il avait bien l'intention de saisir toutes les balles au rebond ; et de marquer des points. "Mais je vais donc devoir m'improviser garde du corps. C'est vraiment dans l'intérêt de la mission..." ajouta-t-il, un sourire amusé au coin de ses lèvres d'acier. Il fallait toutefois admettre qu'elle ne manquait pas de cran d'entrer dans le panier de crabes à visage découvert.

Puis plus sérieusement :

"D'ailleurs, il est possible que j'utilise le canal direct si la situation l'impose. Tu m'excuseras hein... J'irai pas chercher de trucs intimes, enfin sauf si tu me le demandes gentiment." fit-il en tapotant sa tempe de l'indexe, prenant tout de même la peine de prévenir son équipière. Il ne l'aurait certes pas fait s'il ne s'était pas soucié d'améliorer un peu son image de gros mufle auprès d'elle.

"En parlant de ça... Tu ne m'as pas demandé ce que les gosses avaient pensé de toi à la réunion. Ca t'intéresse pas ?" ajouta-t-il.

Il eut un petit rire, tête penchée vers le sol, lorsqu'elle aborda la question de leur couverture. Décidément, elle n'était pas ordinaire. Il s'était séparé de la plupart de ses maîtresses lorsqu'elles devenaient trop insistantes sur les questions de l'engagement, du mariage, du sérieux de leur relation. Emily, elle, préférait tirer un trait sur l'alibi le plus naturel qu'il soit. Elle préférait peut-être passer pour son coup d'un soir, rien de romantique là-dedans...

"Ca aurait été le plus crédible ! Un bel amerloque pur jus comme moi !" ironisa-t-il en se tapotant sa poitrine d'acier. "Ca t'engage à rien, Walentyn Szatanik ne va pas là où il n'a pas été invité. Du moins dans ce domaine..." fit-il en tendant le bras vers Emily pour l'inviter à y glisser le sien.

"Sois naturelle et improvise au fur et à mesure, ça va bien se passer." lui glissa-t-il plus sérieusement. Il était coutumier des faux-semblants et bizbiz en tout genre, et il ignorait si Emily serait à l'aise dans son rôle d'espionne. Un mot rassurant n'était peut-être pas de trop, même venant d'un type aussi louche que Walentyn. De toute façon, la présence physique et virile de Walentyn était certainement rassurante en soi. Comme en danse, si le cavalier et la cavalière suivaient le même rythme, ils ne se marchaient pas sur les pieds. Le rythme donné par le cavalier.

Il entra finalement dans le saloon après avoir ouvert la porte à Emily, vieille école, quand tu nous tiens. L'intérieur était très axé cowboy. Immédiatement, il chercha des yeux les autres issues de la salle, les toilettes et un éventuel local privé ou une arrière-salle. Déformation professionnelle.

Il décocha un sourire charmeur à la cowgirl pour la saluer.

"B'soir. C'est pour manger, deux personnes." fit-il, avec sa nonchalance habituelle.

Emily avait l’impression de plus en plus nette que l’esprit de Walentyn avait réagi très favorablement à la partie « expédition à deux » de sa phrase, en mettant un peu de côté la suite, « pour collecter des informations ». Elle ne se mentait pas en disant qu’elle était dans le cas inverse, car elle savait qu’un télépathe pouvait à loisir découvrir ce qui l’intéressait, mais elle aurait imaginé des approches un rien plus discrètes. Cela étant dit, Walentyn demeurait Walentyn, et elle était dans un sens plutôt rassurée qu’il continue à se comporter de la même façon - pour ne pas dire flattée. Elle le savait extrêmement compétent, et il valait mieux qu’il demeure naturel plutôt que le voir dérailler dans un délire romantique à l’eau de rose.

Elle s’arrêta plusieurs secondes pour observer le résultat de sa transformation, à la manière d’une artiste s’arrêtant devant la Victoire de Samothrace : air pensif et tête visiblement ailleurs. Elle trouvait le résultat assez intéressant, plutôt art-déco, même si elle imaginait assez difficilement un mannequin de cette allure s’intégrer dans un salon classique. Le plus étonnant était sans doute le contraste entre la rigidité presque militaire de son physique et sa manière de parler qui, elle, ne faisait l’objet d’aucune illusion.

Après un certain temps d’immobilité, elle finit par revenir à l’actualité, et accepta le bras de bon cœur, ajoutant un simple commentaire.

- Très belle imagination.

Elle préférait néanmoins clore certains sujets avant de passer aux choses sérieuses – l’allusion même pas voilée au fait qu’il pouvait rentrer dans sa tête quand il le voulait et s’il le voulait sans qu’elle ne puisse rien y faire. Du moins, c’est ce que la partie professionnelle de son cerveau lui disait – un simple regard réprobateur, ou une réponse monosyllabique et lapidaire. Il faut croire que d’autres aspects de son subconscient voyaient la chose de façon différente, mais elle ne se sentait pas d’humeur à tenter de l’analyser.

- Je t’imaginais plus courageux que cela. Et d’avance, épargne moi la métaphore de l’honneur du chasseur.

Il n’y avait nul reproche dans ses yeux, bien au contraire.

- En plus, un chasseur qui sonde les émotions profondes d'une bande d'adolescents ou de juste-adultes...qui, moi, m'aiment. Moi.

Bon, là, il y'avait un peu de moquerie.Le bar s’approchant à grands pas, ou à pas moyens, elle reprit une contenance et laissa son esprit vagabonder, espérant qu’au passage, il lui ramènerait une explication plausible au fait qu’elle se ballade au bras d’un homme de métal qui n’était ni son amant, ni son fiancé, ni son mari. Son cousin ? Walentyn n’avait pas exactement adopté des traits propres à son ethnie, même s’il fallait avouer que sous cette forme, il était ardu de le cataloguer.

Après avoir une nouvelle fois échoué dans son introspection, Emily s’aperçut qu’elle était face à la serveuse du lieu, et que son collègue avait déjà demandé à ce qu’ils soient installés. Elle n’enchaîna pas de suite, préférant regarder le décor toc rétrobranché. Et au passage, si possible, identifier une ou plusieurs des têtes connues des fiches de Lily-Rose, malgré sa faiblesse dans le domaine de la reconnaissance faciale. C’est seulement ensuite qu’elle prit la parole, ne voulant pas que la jeunette qui allait les servir aille s’imaginer d’une façon ou d’une autre qu’elle était une femme soumise au bon vouloir de son compagnon.

- En salle non-fumeurs, bien évidemment.

L’allusion au pêché absolument pas mignon du Polonais était assez claire pour qu’elle se dispense d’un regard en coin. C’était une chose qui la gênait vraiment. D’ailleurs, elle se demandait – sans la moindre once d’innocence - si une femme qui l’embrassait devait en prime se coltiner l’odeur de la cigarette. Et elle se demandait aussi si, du fait de sa bravade, il s’amusait à farfouiller dans son esprit en cet instant même. Enfin, elle se demanda si une psyché pouvait rougir.

Walentyn s'enveloppa du voile de l'homme d'acier trempé et fit ainsi son apparition dans le saloon, attirant les regards et en premier lieu celui de la <barmaid aux boucles d'or>, qui scanna le cowboy de la tête aux pieds d'argent. Elle vint à la rencontre du couple au bar et adressa à Walentyn un sourire de cristal. Ses dents formaient en effet une double rangées de petits diamants. Elle poursuivit son air rieur jusque sur Emily.

"Bonsoir ! Des petits nouveaux on dirait ? Vous avez une petite table ronde juste derrière vous."

Elle désigna une des tables au milieu de la travée centrale.

"Oh vraiment désolée mais aujourd'hui c'est fumeur."

Dit-elle en prenant brièvement un petit air navré.

Emily observa la salle et aperçut une table suspecte, la seconde table à banquettes à partir de l'entrée. Elle reconnut l'armoire pakistanaise répondant chez les Pères Fondateurs au nom de code de <Drown>, assis sur une banquette aux côtés d'une poupée blonde qu'elle ne parvint pas à identifier. Il avait un bras passé derrière ses juvéniles épaules. A la même table en face d'eux, la mutante reconnut un autre larron, le blond belge animorphe alias <Aurock>. Il avait le menton posé dans sa main et les yeux baissés sur un livre ouvert. De l'autre main il essuyait la rosée d'un verre de bière. Drown poussa d'ailleurs quelques gloussements rauques tandis que la jeunette le suivait dans un registre plus aigu. Aurock détacha son regard de son livre pour regarder quelques instants les deux nouveaux arrivants, puis la porte du saloon, puis replongea dans sa lecture.

Parmi les autres clients épars, la jeune femme ne reconnut a priori personne figurant sur le listing de la directrice.

De son côté Walentyn avait repéré, à gauche de l'entrée du saloon, une porte de service et une porte des toilettes. Ce côté était également pourvu, le long du mur, de quelques tables rondes à deux places, toutes libres au moment où il était entré. La barmaid ajouta d'ailleurs en regardant ce côté :

"Il y a aussi encore de la place là-bas, mais je vous verrai à peine..."

Dit-elle avec un nouveau sourire enjôleur pour le motard d'acier. Walentyn ne vit pas d'autre issue dans son champ de vision.

"Je vous sers un apéritif ?"

La barmaid qui les avait accueillis avait instantanément déplu à Emily, sans qu’elle puisse dire pourquoi. Ou plutôt, si, elle pouvait donner plein de raisons, mais ne savait pas laquelle était la plus exacte. D’abord, elle regardait Walentyn avec des yeux de poisson mort, comme s’il était une star de la NFL ou l’acteur le plus célèbre d’Hollywood – alors, songea-t-elle, que ce n’était même pas vraiment lui, même si l’original n’était pas exactement à jeter. Ensuite, elle se méfiait des gens aux sourires trop éclatants, qu’elle considérait comme des manipulateurs ou des requins, une opinion acquise à force de lire une importante récurrence de cette propriété dans de nombreux romans. Enfin, elle lui annonçait qu’elle devrait cohabiter avec de la fumée de cigarette, et, même si elle se doutait que sur ce point elle n’était pas vraiment responsable des décisions prises, elle n’avait pas le moindre remords à assimiler le héraut aux nouvelles.

Elle se mit très fort à supplier mentalement Walentyn de ne pas s’associer aux autres fumeurs, imaginant qu’un homme tout de métal fait ne ressentirait sans doute pas grand-chose en s’en allumant une. Encore une fois, elle était circonspecte sur le fait que l’on puisse penser à volume élevé.

Néanmoins, tout n’était pas négatif, puisque deux images vues sur les fiches de Mask trouvèrent une association en chair et en os, même si dans le cas du gros costaud, l’esprit semblait être en option. Elle se garda toutefois de lui signifier son mépris par un regard désapprobateur, préférant reporter son attention de nouveau sur la décoration, ce qui lui évitait aussi d’avoir à scruter la serveuse. Le physique du mastard était impressionnant, mais elle trouvait cela quelque peu superflu lorsque l’on était dans l’élite des combattants d’un état mutant. Elle n’avait, heureusement, jamais eu à se battre contre un adversaire doué de pouvoirs, mais elle supposait qu’ils jouaient un rôle non négligeable lors des affrontements, et que cela diminuait d’autant l’influence de la taille des biceps sur l’issue de la bataille.

Elle rompit le silence en finissant par s’adresser à la serveuse avec un sourire simple. Un sourire avec les lèvres, pas un 100 Mégawatts. Il fallait avoir le physique adéquat, pour ça. La faire attendre était une vengeance parfaitement mesquine, mais c’était tout ce qu’elle avait sous la main pour le moment et qui n’impliquait nulle violence physique ni destruction de matériel.

- Pardon, vous disiez ? Ah, un apéritif ? Oui, merci, je prendrai un gin.

Un instant, elle fut tentée d’ajouter « et nous prendrons en effet une des tables là-bas », mais la mission s’en trouverait compromise. Car l’autre visage, pas celui du balourd, était bien plus intéressant. La preuve, il lisait, alors qu’Emily ne pouvait que craindre le genre de lectures auxquelles s’adonnait le baraqué. Elle le regarda avec insistance avant de tourner les yeux vers la table où elle devait se rendre. Une idée lui passa par la tête. Qui ferait d’une pierre deux coups, en prime.

Switchant en mode extra-rapide, elle passa près d’Aurock en essayant de découvrir quel était le titre du livre qui l’accaparait – en lisant sur le haut des pages si la couverture était cachée – puis alla s’asseoir à la place que la dinde serveuse leur avait prioritairement indiquée. Non seulement, elle découvrirait peut-être quels étaient les centres d’intérêt d’un des Pères Fondateurs, ou aurait au moins des indices pour les découvrir, mais en plus, elle suggérait implicitement qu’elle était du genre pressé. Et que donc, il valait mieux aller préparer sa boisson plutôt que d’admirer son cavalier comme s’il était la huitième merveille du monde, et ainsi renforcer encore un peu plus son ego qui avait pourtant atteint de fort respectables proportions.

Elle était loin d’être certaine que la seconde partie de ses objectifs fonctionne, mais la première serait peut-être une consolation suffisante. Emily fit cependant signe à Walentyn de s’installer en tapotant du bout des doigts sur le bout de table qui lui faisait face. Tout, sauf un numéro de charme sur une cible qui n’en demandait pas tant. Elle ne voulait pas avoir à être jalouse d’une personnalité si insipide. D’ailleurs, par mesure de prévention, elle tourna de nouveau les yeux vers le liseur. Comme ça, au cas où. Il était pas si mal, en plus, un peu effacé, mais plutôt beau garçon. Elle jeta aussi un bref coup d’œil à la compagne du balèze. Au moins, ils semblaient bien aller ensemble. Mais les parties de Scrabble entre eux ne devaient pas être passionnantes.

Les premières déductions du beau parleur étaient plutôt positives. Malgré ses réparties, Emily se considérait déjà comme sa proie. Cela signifiait qu'elle voyait cela comme une éventualité possible et acceptée. Il n'y avait plus qu'à laisser germer la graine. Walentyn était du genre direct et ne cherchait que rarement à dissimuler ses intentions. Et avec une fille aussi étourdie qu'Emily, c'était sûrement préférable. Mon petit Walentyn, t'as un peut-être un ticket.

Entrant dans le bar, Walentyn rit à nouveau. Elle avait donc remarqué la méfiance des gamins à son égard. Pour une fois, elle s'était montrée attentive, ou alors leur méfiance était-elle si criarde ? Les deux possibilités se valaient.

"OK, miss popularité, je te dirai pas lequel a prévu de te barboter la tablette de chocolat du frigo." lui glissa-t-il tandis que la serveuse approchait. Lui aussi, il savait taquiner.

Le mutant commuta en mode réception télépathique de Swift, et se tourna vers leur hôtesse, pas trop mal pour peu qu'on aime les rodéos et qu'on porte un masque anti-soudure. Mieux valait qu'elle ne sourie pas trop, sans quoi son reflet sur Walentyn lui crèverait un oeil. L'homme d'acier s'apprêtait à jeter un regard en biais à la fourbe Emily lorsque la serveuse leur annonça, ô soulagement, que la salle était totalement fumeur. Aujourd'hui. C'était une chance pour lui. Et probablement pour le Père Fondateur qui avait dû exiger que la salle le soit.

Walentyn esquissa un sourire victorieux vers sa collègue tout en tapotant sa poche intérieure pour vérifier que son étui à cigarette était bien là, puis arqua les sourcils devant les pensées agréablement surprenante d'Emily.

*Crois-moi, quand j'embrasse, on oublie tout de suite la cigarette.* lui glissa-t-il mentalement, autant pour poursuivre sa manoeuvre que pour lui rappeler qu'il était réceptif à ses pensées depuis leur entrée dans le restaurant.

Il ne voyait pas d'objection à continuer leur joute verbale et télépathique, mais il avait bien conscience que si le danger qu'ils couraient ce faisant ajoutait du piment à l'affaire, ils n'en demeuraient pas moins en territoire ennemi, comme en témoignaient les deux visages familiers qu'il avait lui aussi remarqués. Et en mission. Un minimum de sérieux s'imposait donc. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il pouvait se montrer sérieux en mission.

Il reporta donc son attention sur leur charmante hôtesse, qui faisait admirablement son boulot d'accueil. Elle savait mettre les gens à l'aise (à l'exception notable d'Emily), c'était important dans cette profession. Walentyn en avait connu des serveuses, certaines par nécessité, et quelques-unes, plus rares, par vocation. Le genre de celles qui aimaient vraiment danser en retirant leurs vêtements ou servir toute la nuit des types beurrés. Il fallait aimer ce métier.

"Aujourd'hui seulement ? Faut me dire si vous alternez, comme ça je saurai quand revenir vous voir." fit-il à la serveuse, sur un ton tout ce qu'il y a de plus charmant. Il y avait peut-être de l'info à grapiller.

"Alors un gin pour la dame, et pour moi ce sera une bière, je vous laisse choisir laquelle." fit-il avec un clin d'oeil, avant de suivre le sillage de sa véloce équipière. Il préférait commencer mollo, histoire de garder les idées claires en cas de pépin, surtout si Emily ne tenait pas l'alcool, chose qu'il ignorait totalement. Les soirées au Old School n'avaient jusqu'ici pas été spécialement festives, et Lily-Rose semblait du genre "Champomy d'abord".

Il s'assit en face d'Emily et se mit à l'aise en retirant sa veste. Il sortit son étui à cigarette avec des gestes mesurés, ses yeux bleus rivés dans ceux d'Emily, sortant une clope avec une lenteur délibérée juste histoire de la faire enrager. Il joua un instant avec la cigarette entre ses doigts, puis se contenta de la poser au coin de son oreille avec un petit sourire satisfait, suite à son appel désespéré.

Il fit mine de contempler la déco, en profitant pour zieuter brièvement vers Drown et sa nana.

"Original, le style. Hihhaaa." fit-il à Emily sur le ton de la conversation, tout en tentant de détecter un éventuel bouclier psychique dans le bâtiment, et en particulier dans la salle.

Emily fit un passage rapide à la table des deux Pères Fondateurs et vit en haut des pages le titre et l'auteur du livre d'Aurock : Jon Krakauer, Into the Wild. La jeune femme fit sa manoeuvre sans difficulté et revint à sa place devant son collègue d'acier.

La serveuse adressa un sourire lèvres fermées à Walentyn, histoire de montrer qu'elle ne dévoilait pas ses charmes à tout va non plus, mais qu'elle savait apprécier les clins d'œil bien ajustés.

"Oh ce n'est pas régulier vous savez. Certains de nos Pères préfèrent non fumeur, d'autres fumeur. Et certains veulent être les seuls à pouvoir fumer aussi ! Aujourd'hui vous êtes chanceux, tout le monde peut fumer !"

Dit-elle en désignant brièvement du regard la table occupée par les deux gros durs.

"Mais ça peut toujours changer dans la minute !"

Elle agrémenta sa réponse d'un clin d'œil. Elle murmura en se penchant plus près par dessus le bar, en prenant un air de conspiratrice.

"Ce sont des grands enfants nos Pères ! On est si heureux de s'en occuper. Vous êtes nouveau en ville ? Venez boire une petite liqueur de sapin avec moi après le service."

Puis elle prit les commandes et promit d'arriver tout de suite. Et en effet, Walentyn n'était pas sitôt assis que la serveuse aux dents précieuses apportait l'apéritif : un verre de gin pour mademoiselle, un grand verre de bière pour le motard argenté. La serveuse la présenta comme une <Samuel Adams Boston Lager>, "blonde et voluptueuse".

Le télépathe sentit en tout et pour tout un seul bouclier psychique, en provenance d'une <femme> assise sur la banquette la plus loin de l'entrée. Elle tapotait avec ferveur sur un petit ordinateur tout en sirotant un milkshake.

A part elle il ne décela aucun bouclier dans le bâtiment.


HRP. Pour info, le plan de la salle :

Spoiler:

Ainsi donc, ce que Lily-Rose leur avait dit sur les exigences des Pères Fondateurs était vrai : ils faisaient la pluie et le beau temps dans ce restaurant. De plus, la serveuse était ravie de se plier à leurs moindres désirs, aussi ridicules soient-ils, comme cette histoire de viande de boeuf synthétique qu'elle leur avait rapportée. Qui voudrait bouffer un steak cultivé dans un tube à essai ? Certainement pas un Polonais nommé Walentyn, en tout cas, autant draguer une poupée gonflable !

Repérant la blonde télépathe, Walentyn reporta son attention sur Emily, puis sur la serveuse, qui lui présenta une bière opulente. La serveuse semblait finaude, et réceptive à son affabilité. Ou alors, il se gourait complètement sur le caractère "voluptueux de sa blonde" et sur le message secret qu'elle venait de lui faire passer. Message intentionnel ou pas, le mutant avait décidé de le prendre comme tel.

"Ah, une blonde comme je les aime !" lui répondit-il, jouant lui aussi avec le double emploi de sa phrase.

"Oui, on est de passage pour affaires avec ma secrétaire." ajouta-t-il avec un sourire satisfait, peut-être légèrement narquois pour elle qui le connaissait, vers Emily.

Ca c'était pour la salle non fumeur. Et puis, après tout, elle avait refusé la couverture la plus évidente, il fallait bien inventer quelque chose d'autre. De toute façon, entre patrons et secrétaires... il y avait toujours la place pour un peu de rodéo. Hihaaa.

"Pour la liqueur, ça sera avec plaisir s'il me reste un peu de place !" reprit-il en se claquant la panse. Petite transition habile pour mettre l'hameçon à l'eau. Restait à voir s'ils mordraient à l'appât. Chimère ouvrit un menu et se mit à survoler la carte.

"J'ai une faim de loup, j'espère que vos spécialités sont aussi appétissantes que cette blonde généreuse." glissa-t-il suavement à la serveuse, avant de jeter un oeil à Emily pour observer sa réaction.

*Accroche-toi, trésor, c'est parti.* envoya-t-il à sa partenaire.

Il trouva les plats de viandes.

"Dites-moi, j'imagine qu'un saloon comme le vôtre propose de super steaks. Vous me conseillez quel plat avec du boeuf ?" lui demanda-t-il avec innocence, se doutant qu'il n'aurait même pas à hausser la voix pour être entendu par qui de droit dans la salle relativement calme.

La serveuse blêmit de peau et accentua son sourire commerçant, un poil nerveux.

"Ah vous allez voir que notre saloon est à la pointe de la technologie en faveur de la protection de la viande viv..."

Elle finit par bafouiller dans sa récitation. Le regard pesant du Belge, maintenant retourné vers la table du petit couple d'affaire, et le rire gras et goulu du barraqué pakistanais, lui firent comme un second électrochoc. Elle se redressa donc.

"Toutes nos viandes de bœuf sont synthétiques mais je vous défie de faire la différence. Prenez donc le steak au poivre façon texane et tout ira bien."

Dit-elle en tranchant elle même la question. Puis se tournant vers Emily d'un regard lourd d'insistance.

"Et vous madame ? Je vous sers des fruits de mer ? Ce sera un excellent choix."

Le fait de regarder Aurock, ou alternativement le décor, évita à Emily de réagir lorsque Walentyn la cita comme sa secrétaire, tout en continuant à charmer la serveuse qui n'en demandait ni n'en méritait pas tant. Au moins, il ne semblait pas totalement ébloui par son sourire artificiel, puisqu'il lança une remarque assez faussement innocente pour provoquer une réaction chez l'un des Pères Fondateurs. En fait, chez les deux, mais le second ne semblait pas considérer l'intellect comme une priorité. Ni comme un objectif secondaire. "Réfléchir" arrivait sans doute très loin dans sa to-do-list quotidienne, entre "récurer les WC" et "protéger les pandas sauvages".

Etant désormais publiquement aux ordres de Dobbeliou, elle réprima l'envie de dire de but en blanc à la serveuse "oui, c'est moi que mon patron a invité à dîner en espérant passer la nuit avec moi, s'il voulait séduire des filles inintéressantes comme vous, il serait venu seul et il ne se serait pas fatigué à payer deux repas". Car, oui, désormais, pour Emily, il était évident que le boss régalait. C'était dans l'ordre des choses.

Elle attrapa la carte avant de répondre à la pénible. En réalité, elle aurait adoré prendre un plateau de fruits de mer, mais elle préférait la contredire. Si ça pouvait l'inciter à retourner dans la cuisine, et à y rester, ce serait parfait. Ils pourraient ainsi librement discuter avec son "patron".

- Voyons, je ne souhaite pas faire gémir l'AmEx de mon cher patron.

Elle ne savait pas si Walentyn avait une AmEx. De toute façon, une illusion et le tour était joué. Et s'il était un patron, il se devait d'avoir un certain standing, sous peine de passer pour un bouseux. Et quelque chose disait à la Hongkongaise qu'il n'apprécierait pas.

- Je vais plutôt choisir une salade César. Complète. Et soyez rapide, je vous prie, nous avons fait un long trajet. Et même s'il ne le montre pas, ...

Une succession de noms défila à toute vitesse dans l'esprit de la hongkongaise. Walentyn parlait un anglais parfait, bien qu'européen, et elle réfléchissait à la façon dont s'appellerait son "boss". Cela, elle pouvait le décider. Les ressortissants de nombreux pays parlaient parfaitement la langue de Shakespeare, et le physique qu'avait choisi son collègue avait l'avantage de transcender toutes les ethnies.

- ...Brandon, je veux dire M. Goode, est affamé, lui aussi.

Son choix de renommer son partenaire ne tenait pas que de la taquinerie, même si elle ne pouvait nier qu'elle y jouait une part non négligeable, d'autant plus depuis la précision télépathique sur de supposées compétences avancées en matière de séduction et de ce qui en découlait. Autant Emily et Wong étaient deux patronymes plutôt voire très communs y compris aux USA, autant les Walentyn Szatanik ne couraient sans doute pas les rues. Mieux valait que quelque chose d'autre reste en mémoire d'éventuels ennemis futurs. Au cas où la situation dérape.

Tournant ostensiblement la tête afin de montrer à la serveuse qu'elle était désormais en train de déranger une conversation, si ce n'est un intime, du moins à laquelle elle n'était pas conviée, elle reprit sur un ton interrogateur :

- Je trouve cette législation sur la viande bien exotique. Je me demande qui a pu suggérer de prendre de telles mesures. Enfin...je suis végétarienne, donc ça ne me dérange en rien.

Elle avait de nouveau parlé d'une voix normale mais qui, espérait-elle, résonnerait auprès de certaines oreilles trop curieuses. Elle était aussi végétarienne que danoise, mais elle avait l'impression qu'un avis favorable d'Aurock en faveur de l'un d'entre eux pouvait s'avérer utile. Brandon n'aurait sans doute aucun mal à s'attirer la sympathie de Drawn.

Elle posa la carte et trempa le bout des lèvres dans son verre. Elle doutait de parvenir à finir son verre, l'alcool n'étant décidément pas sa tasse de thé - façon de parler.

Aurock resta à observer Emily, et en général sa table, sans que son visage ne trahisse la moindre émotion. Il finit par se détourner de la scène et reprendre sa pose.
La serveuse remercia infiniment du regard la secrétaire difficile pour son choix judicieux. Alors qu'elle récupérait les cartes avec un empressement tout à fait en phase avec les intentions de l'architecte, Drown réagit sans tarder à la phrase entendue fort opportunément.

"Ohooooooooooo"

Dit-il en accompagnant de son gros rire et en caressant son torse. Il enchaîna par un sifflement caractéristique. Puis il se mit à rire comme à la meilleure blague de la soirée. Tous les clients se tournèrent, brièvement, puis revinrent aussi sec à leurs affaires.

Puis le Pakistanais se pencha en avant, sans doute pour mieux écouter Aurock qui n'était pas audible. Il y eut ainsi un échange de paroles, à l'issue duquel Drown se remit à parler haut et fort.

"Hé mademoiselle végétarienne, venez un peu par là. La réponse à ce que vous vous demandez est le beau gosse juste en face de moi, gouaha ha ha... Allez venez un peu vous présenter... On vous le demande insistamment mon ami et moi..."

Il balayait l'air devant lui de son bras musclé pour inciter visuellement Emily à approcher. Il avait un beau sourire goguenard aux lèvres.

C'est alors que sa poupée blonde, jusque là discrète, se défit de son étreinte certes lâche et se leva précipitamment. Elle murmura quelques gloussements désolés à son grand chéri, les mains croisées contre sa poitrine. Comme il ne fit pas attention à elle plus que ça, elle se détourna et fila en direction des toilettes en trottinant vivement.

Drown fixait toujours Emily, d'un sourire insistant qui ne souffrait pas la contradiction.

Les insinuations sans innocence avaient eu le mérite de faire réagir leurs cibles, mais Emily nota que le dénommé Aurock semblait être du genre plutôt taiseux, ou timide, ou déterminé à ne pas faire de vagues. Pour laisser le baraqué prendre la parole à sa place, il n'y avait pas d'autre explication.

Elle ne se sentait pas le moins du monde attirée par les gros bras. Drawn était sans aucun doute beau mec, mais il était bien trop épais pour ses critères. Elle ne voyait pas ce que l'on pouvait trouver à un tel excès de testostérone. Pas besoin d'avoir les épaules aussi larges pour marquer sa virilité.

Cependant, le fait que cette fois ELLE soit le centre d'attention ne pouvait pas lui déplaire. Ca laisserait du temps à Walentyn pour "enquêter" sans avoir à trop suivre la conversation. Et puis il avait passé du temps à draguer un greluche, c'était son tour maintenant. Même si son idiot à elle était sans doute beaucoup plus dangereux. Et moins pratique, puisque lui ne viendrait pas lui apporter une salade. Elle songea qu'en les voyant assis à la table des deux Pères Fondateurs, la serveuse risquait d'être encore plus efficace.

Elle regarda brièvement "Brandon", puis se leva et vint s'asseoir tranquillement face à Drawn après avoir agilement esquivé de déranger Aurock. Elle était désormais la seule présence féminine de la table, puisque la blonde l'avait désertée, ce qui laissait une place libre pour Walentyn. Elle l'invita d'ailleurs à les rejoindre.

- Venez, Brandon ! Ne restez pas seul. Certaines pourraient prendre cela pour une invitation.

Elle jugea que les deux Pères devaient avoir remarqué le manège très peu discret de la serveuse, et qu'elle pouvait ce servir de ce fait pour "approfondir" son personnage. Puis elle se retourna vers le massif Pakistanais, toujours souriante, comme si elle était "juste" face à un mutant amateur de tractions le soir avant de dormir, et entama la conversation.

- Alors, à qui ai-je l'honneur ? Elle se tourna vers Aurock. Vous voulez dire que c'est vous qui avez décidé de cette mesure sanitaire ? C'est impressionnant ! J'imagine à peine le nombre de commissions qui ont dû se réunir...

Elle jugea que le plus simple pour elle était de se construire une personnalité naïve pour ce qui était des règles en vigueur localement. Ce qui était plus ou moins le cas : hormis le virage dictatorial, elle n'avait pas de véritables connaissances de l'appareil bureaucratique encore en place. Et Mr Goode avait l'accent d'un homme d'affaires britannique en déplacement, si leur "société" était basée à Londres, ils n'avaient pas nécessairement planché sur le sujet.

Et ça les rendrait d'autant moins suspects, songea-t-elle. Elle attendait de voir la façon dont les deux hommes se présenteraient. Donneraient-ils leur identité, ou un nom de code ? Il était peut-être plus sage de dissimuler leurs réelles identités mutantes...

Drown secoua la tête sans concessions.

"Ta-ta-ta, y'a personne d'autre que vous deux qui viendra à cette table. Ton ami Brandon ... goua-ah-ah... ton ami Brandon donc, faut qu'il assume les risques que quand on vient avec une jolie fille, on peut se la faire piquer. Pas vrai Brandon ?"

Il se gargarisa en tapotant sa poitrine, puis tira de sa poche un paquet de cigarettes.

"On est les Pères Fondateurs. Les deux plus beaux. Tu peux m'appeler Papa Drown, ma chérie."

Il s'étala sur sa banquette, puis se mit une clope au bec en fronçant les sourcils à la question d'Emily.

"Pfoulala... t'es une bureaucrate toi, une intello. Aurock elle est pour toi cette question. Je passe mon tour, gouahaha..."

La serveuse suivait tout cela en silence, les menus plaqués contre sa poitrine qui trahissait une respiration inquiète. Aurock referma son livre en adressant à son comparse un discret sourire qui pouvait passer aussi bien pour de l'ironie que pour de la tendresse.

Walentyn en avait sourit sous son masque d'acier. La patronne semblait remarquer l'inconvénient qu'il y avait à tenir la cantine collabo du coin, à présent. En un sens, il la comprenait : c'était probablement le meilleur moyen d'empocher de l'argent dans le contexte actuel, mais tout de même... du boeuf synthétique. Car c'était finalement plus ça qui lui "retournait l'estomac".

Walentyn tourna la tête vers la greluche de Drown, qui s'esquivait précipitamment aux toilettes.

"Elle a mangé de la viande synthétique, non ?" fit-il, amusé.

Il eut alors une autre idée, partiellement inspirée par la forme du porte-clé auquel étaient attachées les clés de bagnole de Lily-Rose.

"Hum... Moui... Dans ce cas vous avez peut-être quelque chose de naturel dans le porc. J'ai envie d'un truc qui sorte de l'ordinaire... Tiens, vous avez du sanglier ?" lui demanda-t-il, en faisant mine d'hésiter à accepter le steak à la texane.

Le Polonais trempa les lèvres dans sa bière et en but une gorgée, dont il avala une partie de travers lorsqu'Emily lui inventa un prénom tout droit sorti d'une série américaine. Il fit passer sa quinte de toux en se tapotant le thorax, puis hocha doucement la tête, un sourire aux lèvres. Ah oui, c'était comme ça ? La petite Emily souhaitait visiblement qu'ils n'en restent pas quittes. Pas de souci, Walentyn était certainement au moins aussi joueur qu'elle. Et cette fois, c'est lui qui avait le service. Il nota tout de même que malgré le prénom ridicule dont elle l'avait affublé, le nom de famille ne semblait pas particulièrement fait pour le faire passer pour un minable, un débile, une lopette ou un criminel endurci. C'était toujours ça. Il pouvait toujours espérer qu'à ses yeux, Goode aurait lui aussi une petite mutation de Good jusqu'à God. Mais commencer à Goode dans son esprit, c'était un bon début.

Etrangement, ce fut moins sa provocation que la remarque innocente d'Emily qui déclencha une réaction auprès de leurs cibles. Sa compagne se dirigea vers la table des Pères Fondateurs à la demande de Drown, qui décidément, n'avait aucune classe. De plus, si ce gros tas espérait lui souffler sa gonzesse, ça allait mal se passer. C'était à ce demander lequel de ces deux PF était réellement l'ami des boeufs. Mais après tout, rien n'empêchait Walentyn de retourner cette situation à son avantage en faisant de Drown son faire-valoir. Comparativement, si Emily n'était pas encore convaincue que Walentyn valait le détour, elle le serait peut-être un peu plus grâce à ce gros lourdeau. Le blondinet, toutefois, restait un obstacle. Il semblait se la jouer intello, ce qui pourrait peut-être attirer sa gazelle, qui pouvait avoir des réactions snobinardes...

Allez, en piste.

Walentyn demanda encore quelques instants de réflexion à la serveuse pour le plat, puis, après avoir écouté sa réponse, saisit son bock de bière et le verre de gin d'Emily et s'avança d'un pas décontracté vers la table des Pères Fondateurs. Il tendit son verre à Emily et resta debout, à côté d'elle. Chasse gardée.

"A condition de venir avec une fille aveugle ou écervelée. Mais ce n'est pas le cas de ma chère Rebecca." rétorqua-t-il au biceps humain avec un sourire colgate en réponse à l'allusion sur le vol de cavalière.

Immédiatement après sa pique, il tenta de se connecter aux esprits des deux hommes pour voir quelles pensées déclenchait la mention du nom de Rebecca, la belle PF.

Aurock répondit à Emily, d'un air paisible et juvénile. Il allongea son coude sur la table et posa nonchalamment la tête sur son poing. Il esquissa un sourire rêveur.

"Moi c'est Aurock, animorphe. C'est l'avantage d'être Père Fondateur ici, pas de commissions sanitaires. Vous avez l'air de vous y connaître... vous travaillez dans quel domaine ?"

Du côté de Walentyn, la serveuse soupira "Non, pas de porc non plus, ni de sanglier. Allez je vois que vous êtes tentés par le texan. Ne vous torturez pas d'avantage et soyez confiant." Répondit-elle avec le plus de douceur et de patience possible en adressant au client son plus charmant minois.

Entendant la conversation entre Brandon et la serveuse, Aurock et Drown regardèrent brièvement la dite table, puis se regardèrent et le Pakistanais eut l'air étonné. Il coupa donc la conversation sans autre forme de procès en enlevant la cigarette de sa bouche.

"Pourquoi y'a plus de porc au Gentle pork ? C'est nouveau ?"

Aurock garda le regard fixé dans celui de son comparse.

"Mais c'est pour toi et ton cousin, et tous les musulmans par exemple."

L'autre s'esclaffa de rire.

"Bouahahaha ! A d'autres, tu me prends pour un crétin ? Pfou ben si c'est une question de religion je vais demander à Steal de porter le voile intégral ! Goua ha ha ... Putain on est encore chanceux de pas avoir de femme-salade ou d'homme-fritte parmi nous sinon on finirait pas crever la faim... Tiens d'ailleurs jolie fille c'est quoi ton pouvoir, à part celui d'être végétarienne pour chauffer les ruminants, goua ah ah ?"

Dit-il en se tournant vers Emily, content de ses bonnes blagues. Aurock se frotta tranquillement le menton en jetant un regard en coin au riant hydrokinésiste.

"C'est pas très poli de pas le dire à ton Papa. Y'a pas mal de gens qui trichent... à moins que..."

Mais le Drown s'interrompit car il y avait du mouvement du côté du patron amputé de sa secrétaire.

L'intrépide serveuse prit le parti de suivre l'homme d'acier quand il se dirigea, avec les boissons, à la table des gros durs. Aurock leva les yeux sur l'imposante silhouette d'argent qui arrivait, avec la serveuse trottant derrière lui. Drown se redressa, écarquillant les yeux.

A la mention de Rebecca, Walentyn fit naître dans la tête du Pakistanais la photo souvenir de Monk la pulpeuse courroucée, et le rappel désagréable d'une claque fracassante devant une Désir hilare. Bien sûr le gros Drown pensa ensuite que sa Rebecca à lui était une vraie bombe H, en comparaison de son homonyme asiatique frêle, bizarrement coiffée, vêtue sans goût (mélanger le rouge et le rose, c'était très moche selon les standards du Pakistanais). Une certaine frustration dominait sa pensée.

Quant à Aurock, ce prénom de Rebecca lui fit tourner les yeux vers la porte pendant un bref instant, tandis qu'il se souvenait qu'en parlant d'une Rebecca, on attendait l'arrivée de trois Mères Fondatrices, Scream, Monk et Désir, qui avaient parlé de descendre en début de soirée au Gentle Pork. Aurock regarda son comparse, pensant que celui-ci ne manquerait pas de penser aussi à Monk et cette pensée se connecta au souvenir d'une discussion avec lui sur les conquêtes féminines possibles au sein de l'organisation. Drown avait fanfaronné qu'il "se ferait bien" Rebecca et il avait chambré Aurock sur son absence d'ambitions sexuelles. L'animorphe chassa ces pensées fugaces comme son comparse toisait Brandon d'un air condescendant, malgré sa position basse par rapport à lui.

"Waw waw waw... voilà notre vieil ami le métalo qui rapplique. T'es là pour me faire marrer toi aujourd'hui pas vrai ?" Gloussa-t-il devant le sourire brillant du gaillard. Puis d'un ton magnanime :

"Prends donc une chaise, congénère." Il appuya ce mot dans un style précieux comme s'il imitait quelqu'un. Il se pencha vers lui.

"Désolé mon pote Brandon, va falloir te battre pour garder ta poupée, ses jolis yeux et son cerveau, car mon ami et moi on se partagerait bien le petit lot, gouahaha." Clin d'œil suggestif au couple sur la banquette.

Trop heureuse que tout se passe à merveille, la serveuse s'empressa d'approcher une chaise en bout de table pour la pièce rapportée et d'enchaîner avec son sourire étincelant.

"Monsieur Goode et sa secrétaire sont juste de passage. Monsieur Goode est très poli. Ils ont fait un long trajet, c'est pourquoi Monsieur Goode est-il affamé et sa secrétaire a commandé une salade César..."

"Parfait alors la même chose pour moi." Intervint Aurock, tandis que Drown jouait négligemment avec sa cigarette en lançant des regards provocateurs et moqueurs à Brandon.

"Qu'est-ce qui vous a attiré jusqu'aux Etats Mutants Unis, Brandon et Rebecca ? Et jusqu'à ce saloon ?"

Demanda le petit blond avec son sourire songeur en caressant à nouveau sa bière.

Hum... Non, décidément, ce délire sur la viande synthétique ne le tentait pas plus que ça, surtout depuis qu'il avait vu la conquête de Drown se précipiter aux toilettes.

"Vous savez quoi, je crois que je vais me rabattre sur un plat de pâtes à la sauce tomate, vous auriez ça ?" fit-il à la serveuse pour mettre fin à son supplice et accessoirement, la faire vaquer à ses occupations.

En attendant, ses petites provocations lui avaient appris pas mal de choses sur les Pères Fondateurs et leurs habitudes dans l'établissement. Walentyn tira légèrement sur le haut de son pantalon pour éviter de le déformer aux genoux et s'assit sur la chaise nouvellement apportée, juste à côté d'Emily, posant d'emblée son bras sur le dessus du dossier de sa collègue, avec un naturel qui devrait dénoter l'habitude.

"Je vous croyais accompagné." fit innocemment remarquer l'homme de métal à Drown.

Le Polonais se contenta d'esquisser un sourire en coin aux propos de l'armoire à glace tandis qu'il sondait les deux comparses. Quelle ne fut pas sa surprise d'apprendre que Rebecca serait peut-être de la partie ce soir ! Et visiblement, elle avait du goût, puisqu'elle avait méchamment rembarré le type sans classe. On ne levait pas les belles poupées de ce genre avec un rire gras, ça lui paraissait évident. Néanmoins, il était peut-être préférable qu'il ne rencontrât pas Désir. Il ignorait si elle se souviendrait de lui, mais surtout, il ignorait s'il serait capable de lui projeter son illusion. Par chance, Emily avait demandé à la serveuse d'être rapide.

*Scream, Désir et Monk leur ont dit qu'elles viendraient peut-être. Mieux vaut qu'on ne croise pas Désir, je lui ai soufflé Timour...* expliqua-t-il télépathiquement à sa collègue. Une mutante avertie en valait deux.

Walentyn tourna finalement son regard vers Aurock, qui semblait moins intéressé par les femmes que son compagnon ne le prétendait. L'ex-mafieux réfléchit à toute allure à la couverture la plus adaptée. Il lui aurait volontiers répondu "Je suis un ancien escroc venu entuber l'Amérique et les Pères Fondateurs dans ton genre", mais ça aurait sûrement compromis la suite de la mission, sans parler de leur espérance de vie. La mise en boîte attendrait. Trouver quelque chose de crédible mais de suffisamment barbant pour qu'ils ne cherchent pas à lui poser trop de questions dessus.

"Les affaires, toujours les affaires. Je fais dans la nanotechnologie. Je suis sur le point de négocier un gros contrat. Les Chinois sont aussi très intéressés, ça va se jouer aux enchères, je pense.", ponctuant sa réponse d'un petite rire satisfait, parce que c'était bien le genre de choses que faisaient les gros richards qui s'épanchaient sur leur activité, ma vie, mon oeuvre.
M. Goode commençait en fait à bien se plaire dans son rôle. Simuler l'importance, un physique impressionnant et avantageux, tout était dans la prétention. Ca lui rappelait l'époque où il bossait à Londres. La puissance passait avant-tout dans le paraître et l'assurance. Un type sûr de lui était un type qu'on emmerdait pas. Ici, le challenge était qu'il débarquait en terrain conquis, mais il n'avait pas l'intention de se gonfler pour autant. Il avait tout de même une certaine réputation à entretenir.

"Ouais t'inquiète elle va revenir tu vas pouvoir te rincer l'oeil Brandon, goua ha ha..." Répondit Drown à la remarque de Goode, en remarquant par un sourire moqueur le geste du mutant pour s'approprier spatialement sa secrétaire.

"Les nanotechnologies ? Pour quelles applications ?" Demanda Aurock en interrogeant du regard les deux mutants, le front légèrement plissé.

"Je suis un peu étonné. Vu comme on s'échine pour créer les Etats Mutants, je pensais que vous veniez en tant que sympathisants... en renfort quelconque pour la cause. Ca ne change donc rien pour vous ?"

Dit-il sans passion, énonçant simplement des faits d'un ton juste un peu déçu.

"Putain, qu'est-ce que vous en avez à foutre des Chinois, bordel ?!" Enchaîna Drown, sur un ton là par contre franchement excédé. Il scruta les deux étrangers jusqu'à obtenir une réponse ou des excuses immédiates.

La conversation était d'abord partie sur de bonnes bases. Conformément aux premières impressions qu'elle avait eues, Drown s'avérait être un bon bourrin de base, tandis qu'Aurock semblait manifester un certain niveau intellectuel qui tranchait quelque peu avec l'idée préconçue qu'elle avait pu avoir des Pères Fondateurs. Le massif Oriental rentrait parfaitement dans ses critères : sans doute très costaud, avec un pouvoir puissant, une très haute estime de lui-même, autant de finesse qu'un jambon entier, et sans doute une certaine propension à la violence pour résoudre toutes les situations. Elle savait Walentyn assez fin pour ne pas tomber dans le combat de testostérone primaire, mais l'homme la mettait mal à l'aise. Ne serait-ce son comparse, elle aurait prétexté une envie pressante pour prendre de l'air.

Chimère avait ensuite décidé de les rejoindre sans que la situation ne dégénère, ce qui constituait un nouveau bon point. Mais Emily apprit alors que leur temps était compté, car une bonne connaissance de son collègue risquait de rappliquer, ce qui risquait de violemment compromettre leur couverture. Au moins fut-elle rassurée sur le professionnalisme de son collègue, qui envisageait de prendre la poudre d'escampette malgré la présence possible de la légendaire Monk.

Enfin, il y'avait eu la remarque particulièrement limite de Drown sur les Chinois, qui fit instantanément disparaître son sourire. Elle n'était pas chinoise, enfin, elle ne le serait pas avant deux ans, lorsque Hong-Kong cesserait d'être une province autonome pour être rattaché à la grande République. Elle n'était donc absolument pas patriote, mais elle avait l'impression que l'hydrokinésiste aurait tout aussi bien pu dire "niaques" ou "bridés". Lorsqu'elle ouvrit de nouveau la bouche, ce fut donc sur un ton plus froid et impersonnel, qui ne relevait en aucun cas d'un jeu d'acteur. Drown était en train de basculer dans son esprit de "déplaisant" à "nauséabond", et elle se tourna alors ostensiblement vers Aurock pour répondre à ses questions.

- Nous disposons de plusieurs brevets prometteurs dans le domaine médical, et plus particulièrement dans la lutte contre l'obésité.

Elle décida de ne pas en dire plus. Elle était une secrétaire, et donc sans doute pas au courant des détails scientifiques de leur affaire imaginaire. Au pire, Walentyn pourrait peut-être fouiller dans l'esprit d'Aurock pour trouver les réponses qu'il attendait à leurs questions - si tant est qu'il soit, lui, versé dans le domaine des biotechnologies. En tous cas, elle était prête à miser n'importe quoi que Drown, lui, n'y connaissait rien.

- Le marché américain est évidemment prépondérant. Mais les bénéfices envisageables sont tels que d'autres parties semblent vouloir acquérir nos droits.

Elle était tentée de dire qu'elle était chinoise, simplement pour voir si Drown se retrouvait mal à l'aise, mais son "prénom" n'était pas très évocateur.

- Nous sommes une entreprise britannique, reprit-elle pour aborder le thème du militantisme. Nous ne pouvons nous risquer à prendre part à des actions politiques, au moins par respect pour tous les employés du groupe. Les répercussions pourraient être dramatiques, car on ne peut pas dire que votre mouvement ait une bonne presse de l'autre côté de l'Atlantique.

Emily espérait rediriger la conversation sur les Pères Fondateurs, et surtout qu'elle cesse de tourner autour de leur fausses identités - elle prononça donc sa dernière affirmation sans animosité aucune, comme une simple constatation qu'elle savait être exacte. Elle se tourna ensuite vers Drown. Son air suffisant, en plus du reste, l'agaçait particulièrement. Il voulait savoir quelles étaient ses capacités ?

- Je suis très rapide, ce qui est essentiel lorsque l'on doit gérer le quotidien d'un homme important.

Ayant dit cela, elle activa son pouvoir à rapidité maximale afin d'aller chiper la cigarette dans la main de l'hydrokinésiste, avant de retourner s'asseoir à sa place, les mains en évidence.

"Waw..."

Drown resta benêt quelques instants, le temps de comprendre comment sa cigarette avait pu se téléporter sur la banquette d'en face. Il regarda ses doigts puis ceux d'Emily, et fronça un sourcil.

"T'es une sacrée gazelle, hein, t'as vu ça Aurock ? Toi qui t'y connais ? Hey dis Brandon, c'est pas un peu flippant au pieu avec une nana pareille ?"

Demanda-t-il, son regard se perdant dans une réflexion sans doute très illustrée. Aurock resta pensif après avoir constaté aussi le déplacement de la cigarette.

"Hmmm c'est vrai nous n'avons pas bonne presse au Royaume-Uni."

Concéda-t-il évasivement. Il attarda néanmoins plusieurs instants son regard finaud sur sa voisine et sa prise, et eut un petit sourire fugace.

"C'est pas faute d'avoir essayé." Intervint Drown qui regardait Emily d'un autre œil, plus méfiant, tout en sortant à nouveau son paquet de clopes.

"Oui pour ceux qui poursuivent leurs affaires avec les humains, ce n'est pas évident de prendre une part active à notre mission. Mais ... j'imagine que vous, Brandon, et même vous, Rebecca, ça a bien du vous causer quelques problèmes dans votre entreprise, notre mauvaise presse ?"

Il fronça les sourcils et caressa sa bière.

"Comment avez-vous géré ça ?"

Il mit à nouveau sa tête sur son poing, ses yeux fins rivés sur les deux mutants. Le sujet semblait beaucoup l'intéresser.

C'est alors qu'on entendit une voix forte entrecoupée de soupirs retentir depuis les toilettes.

"Drooooown...ounet ? Je t'attends depuis si longtemps, viens, viens vite me rejoindre, je suis prête, je te veux... tout de suite... je n'en peux plus... oooh..."

Aurock leva les yeux vers la dite direction, sans changer de position, tandis que Drown sursauta avec gourmandise. Toutes les têtes se levèrent de leurs boissons et la serveuse resta interdite à son comptoir. Walentyn sentit qu'on tentait de s'introduire dans sa tête, mais sans succès, et le Polonais n'entendit rien du tout de ces paroles suppliantes.

Drown laissa là son paquet de cigarettes et se leva, toisant les autres d'un regard humide.

"Hé ben Messieurs Dames, le devoir m'appelle on dirait, souhaitez-moi bonne chance, gouaha ha ha..."

Et il rit grassement en se dirigeant vers les toilettes sans se presser, en faisant craquer son cou et ses épaules pour se dérouiller un peu. Un certain silence régnait dans la salle enveloppée de musique country.

Walentyn esquissa un sourire à la démonstration d'Emily. Au moins, il n'était pas le seul à pâtir de sa vitesse extrême. Il lorgna un moment sur le mégot en se disant qu'il s'en grillerait bien une, mais il avait bien compris que mégoter sous le nez de la jeune femme ne ferait pas monter sa cote de popularité. Il n'aimait toutefois pas respirer la fumée des autres, surtout si c'était celle d'un péquenaud comme Drown. Le Polonais se saisit donc du mégot que tenait Emily et l'écrasa dans le cendrier.

"Elle sait faire preuve d'une grande... souplesse. Elle adapte sa vitesse aux circonstances." répondit Walentyn à la question de Drown. Apparemment, ses familiarités avec Emily avaient fait mouche et le Père Fondateur était convaincu que Brandon Goode s'envoyait déjà sa secrétaire.

L'homme de métal but une gorgée de sa bière pour ne pas rire lorsque Drown prétendit avoir fait d'énormes efforts pour se faire bien voir des Anglais. L'attentat contre la couronne n'était particulièrement bien vu par une nation tout à fait satisfaite de la monarchie, et pour avoir été présent sur les lieux du crime avec Lily-Rose, la répartie de l'armoire à glace lui faisait l'effet d'une bonne blague.

"Oui et non. Tout est une question d'argent, vraiment. Nous avons bien eu un investisseur qui a préféré retirer ses billes, mais la clientèle, elle, est toujours au rendez-vous. Les parts de marché que nous couvrons sont trop intéressantes, voilà tout. Ils savent que c'est un créneau à ne pas manquer." pipota Walentyn. C'était comme s'il avait fait ça toute sa vie. En un sens, il l'avait fait. Ca lui rappelait les deals à ne pas louper, que ce soit avec un gang mal vu ou non, s'il y avait de la tune à se faire, ses patrons en étaient.

"Vous savez, Aurock, nous nous ressemblons plus que vous ne semblez le croire. Vous cherchez à promouvoir notre race. C'est ce que je fais aussi, avec les moyens à ma portée. Ce que je veux montrer au monde, c'est que les entreprises mutantes sont les entreprises de demain. Que les mutants sont des gens respectables et que leurs pouvoirs peuvent être profitables à tous."

Blablabla. Rien qu'à s'écouter parler, Walentyn était presque convaincu des salades qu'il débitait. Lui ? Un mutant respectable véhiculant des valeurs positives ? Eux, des mutants facilitant l'acceptation de leur "race" ? Il n'avait plus autant baratiné quelqu'un depuis... la chanteuse qu'il avait croisée deux semaines plus tôt au Scavenger, un bar plutôt correct qu'il avait trouvé à Chicago.

Soudain, la sensation désagréable qu'on essayait de lui fouiller la tête attira l'attention de Walentyn. Drown en profita pour se lever gaiement pour se diriger vers les toilettes. Il avait besoin d'être si démonstratif pour aller pisser, lui ? Il était peut-être simplement content que son outillage marche, ce qui, vu sa grande gueule, pouvait être sujet à caution. Walentyn haussa les sourcils en le regardant s'éloigner.

*Quelqu'un a essayé d'entrer dans ma tête. Peut-être la femme au PC.* envoya-t-il télépathiquement à sa collègue.

Une petite idée germa dans l'esprit du Polonais alors qu'il regardait Drown s'éloigner. Il n'appréciait guère qu'on cherche à rentrer dans sa tête. Lui, il pouvait le faire, mais son cerveau à lui, c'était no trespassing. Il était assez intrigué par cette tentative d'intrusion. Jusqu'ici, il n'avait repéré que la femme au portable, mais pourquoi aurait-elle cherché à le manipuler, de quelque façon que ce fût ? Ca ne lui disait rien de bon, il allait peut-être falloir se tenir prêt à remballer. Et s'ils décampaient plus tôt que prévu, le télépathe avait bien l'intention de laisser un petit souvenir à l'aimable Drown. Ou plutôt, une absence de souvenir. On était joueur ou on ne l'était pas.

Chimère se connecta à nouveau à l'esprit de Drown et chercha à effacer le souvenir de la gifle que lui avait collée Monk et de sa tentative de drague loupée, de sorte qu'il oublie totalement qu'il avait déjà tenté en vain de la brancher.

Aurock s'avérait un homme de bonne compagnie selon les critères d'Emily. Un rien trop formel, mais intelligent et intéressant, ce qui parvenait presque à masquer le fait que son camarade incarnait tout ce qui rendait le machisme ridicule. Elle laissa Brandon écraser le mégot dans le cendrier de table, songeant que cela éviterait de tenter son cher collègue. Elle notait qu'il avait accepté de laisser son paquet dans sa poche. Inutile qu'elle en rajoute dans la provocation en lui déniant ce geste, même si elle serra les dents lorsque, pour les bienfaits de leur couverture, Walentyn mentionna leurs performances intimes imaginaires. Peut-être aurait-elle dû profiter de quelques bouffées de fumée viciée.

Elle put tranquillement ruminer une mesquinerie pendant que son compère récitait avec un talent certain le discours policé du directeur commercial dans toute sa splendeur. L'analogie avec les Pères Fondateurs était osée, mais si cela réussissait à désamorcer la méfiance de leurs interlocuteurs...

Néanmoins, dans le cas de Drown, cela s'avéra superflu, puisqu'une voix - sans doute celle de la fille qui les avait quittés quelques instants plus tôt - l'invita à mettre en valeur sa virilité sans perdre une seconde. Emily jugea que pour un bar censé accueillir l'élite mutante du pays, ils laissaient passer des familiarités d'une vulgarité extrême, mais puisque des types comme l'hydrokinésiste participaient à l'élaboration des lois, cela semblait finalement assez logique. Elle avait néanmoins espéré qu'un homme comme Aurock serait capable d'imposer un peu d'élégance.

Elle reçut le message télépathique à ce moment de ses réflexions. Elle-même n'avait évidemment rien senti, ce qui n'empêcha pas sa méfiance de croître naturellement. Le présage était mauvais : s'il se passait quelque chose ici, mieux valait que cela soit sans eux, histoire de ne pas se faire remarquer bêtement, et pour de mauvaises raisons.

Emily soupçonnait Walentyn, sans pouvoir rien prouver, de l'avoir nommée Rebecca pour d'autres raisons qu'une simple redirection de ses fantasmes. Peut-être était-ce un truc de télépathe pour se simplifier le boulot, et si elle n'aurait jamais accès directement aux pensées des Pères Fondateurs, elle pouvait tout du moins tenter de l'aider par ce biais. Ensuite, ils pourraient prétexter un coup de fil urgent, une tentative de vol de voiture ou n'importe quoi pour fuir, et elle aurait tout le chemin retour pour expliquer à Chimère ce qu'elle avait pensé de la mention de sa "souplesse".

Elle poursuivit donc après son "boss", apportant les contributions triviales trop bassement matérialistes pour les grands hommes d'affaires, et espérant ainsi, sans pouvoir en mesurer les conséquences, "aiguiller" l'esprit de l'animorphe sur d'éventuelles opérations de son côté.

- Pour nous, ce voyage aux Etats-Unis est une sorte de plongeon dans l'inconnu. L'opération peut se révéler être un échec complet, mais les possibilités qu'elles nous offrent sont extrêmement séduisantes. Une sorte de gros coup de poker.

Elle jeta un coup d'oeil vers la porte des WC, s'attendant presque à en voir la lumière se mettre à vaciller et les murs trembler. Puis elle tourna rapidement la tête vers la femme au PC, afin de voir si quelque chose de concret - enfin, de non purement spirituel - se passait.

Aurock suivit d'un air concentré les paroles gaillardes du marchand d'acier.

"Moui c'est sûr... il y a du vrai dans ce que vous dîtes."

Concéda-t-il d'un ton neutre et plat. Tout en gardant le regard accroché sur le personnage argenté et les sourcils légèrement froncés.

Walentyn n'eut pas de peine à effectuer son prélèvement mental dans le cerveau sans défense de Drown lorsqu'il s'en allait en roulant des épaules. Son comparse leva la tête de son appui, plissa les yeux d'un air renard et tapota brièvement sur son livre, sans lâcher des yeux la direction des toilettes. Il échangea aussi un regard avec le serveuse, médusée. Il en détacha toutefois son attention, rappelé par les paroles d'Emily.

Il eut un moment d'hésitation en se redressant contre le dossier du siège. Il déplaça du pouce son livre.

"Ah bon c'est si risqué que ça votre... opération ? Et si séduisant, vous avez dit ? Vous avez l'air passionnés par votre business tous les deux... une vraie aventure."

Il esquissa un sourire en coin. Emily en regardant la femme au PC, vit que celle-ci tournait l'air de rien son ordinateur en direction des WC. Drown y était en effet entré, après avoir pris quelques menus instants pour faire craquer ses articulations.

Un cri d'horreur émanant sans doute du Pakistanais éclata alors, jetant un nouvel effroi dans la salle pétrifiée. Il fut suivi dans ces mêmes toilettes d'un cri semblable, féminin.

La serveuse derrière son comptoir poussa à sa suite un "oh" stupéfait et effrayé. Son visage était décomposé et fixait Aurock d'un air implorant.

Un second cri de Drown marqua cette fois une rage éclatante.

"SALOPERIE !!! ... CO... SALOPE !!!!"

Et la voix féminine de crier et crier de désespoir et de détresse.

Aurock se leva et mit sa main sur l'épaule d'Emily pour l'inciter à le laisser passer, vu qu'il était acculé contre le mur.

"Pardon... je vais aller régler ça." Dit-il gravement. Puis, comme pour détendre l'atmosphère : "Rebecca, je vous conseille ce livre. Prenez-le, si vous voulez." Dit-il en attendant que le passage se libère.

Son petit méfait accompli, Walentyn reprit une gorgée de sa bière avec bonne humeur. Ca faisait du bien. Il aurait pu mettre ça sur le compte de mille raisons : l'appartenance de Drown aux Pères Fondateurs, son insulte aux Asiatiques en présence de sa collègue, le gringue lourdingue qu'il faisait à Rebecca 1 et 2, la marque de ses cigarettes... Mais c'était principalement parce qu'il avait pris le Polonais de haut depuis le début de leur conversation que le télépathe s'était immiscé dans sa tête pour y prélever le pois chiche qu'elle contenait. Bien sûr, les autres circonstances ne faisaient que renforcer sa satisfaction, rien à dire là-dessus. Il aurait voulu être là au moment où l'armoire à glace retenterait son numéro de charme au rabais auprès de Monk, juste pour le voir se ridiculiser devant tout le monde, et voir la bombe H en action. Les femmes en colère, ça pouvait être sexy, même quand on était la cible de leur coup de sang. Il n'avait jamais vraiment vu Emily se mettre en colère. Cette fille avait un self-control certain. Dommage.

Néanmoins, il ne pouvait pas nier qu'en mission, c'était plutôt utile. C'est sûr qu'elle ne risquait pas de se jeter dans ses bras pour lui demander de la protéger. Ce point-là du scénario, il pouvait raisonnablement faire une croix dessus. Mais elle se débrouillait plutôt bien en impro pour une architecte. Volontairement ou non (il préférait s'économiser plutôt que de chercher à le savoir), elle orientait elle aussi la conversation sur des ricochets télépathiques.

Walentyn observa le dénommé Aurock. Son expression inlassablement calme et placide rendait ses intentions difficiles à cerner. Condescendance ? Formalité ? Heureusement, ce genre d'intellos s'ouvraient comme des boîtes de raviolis quand on avait l'ouvre-boîte adéquat, comme un télépathe. L'homme d'acier ouvrit la bouche pour lui répondre, quand retentirent des cris dans les toilettes, cris que Walentyn entendit cette fois-ci. Il arqua les sourcils, surpris, et tourna la tête vers les toilettes. Drown s'était pissé dessus ou quoi ? L'ombre d'un instant vraiment très court, il fit pris de pitié pour Aurock, qui devait se farcir des tocards dans son genre au sein de son groupe. Walentyn avait connu ça à l'époque. Les boulets ambulants, y en avait partout, en particulier dans les gangs. A bac -1, y avait pas grand-monde pour les employer ailleurs. De la chair à canon. Mais ce qui inquiétait plus l'ex-mafieux, c'étaient les cris de femme provenant des toilettes. Ce demeuré était allé dans les toilettes des femmes ?

Walentyn se leva et jeta un regard interrogateur à la serveuse du Gentle Pork. Il se rassit lorsqu'Aurock annonça qu'il allait régler ça. Bien, après tout, c'était sa croix à lui à porter. Mais Drown ne perdait rien pour attendre s'il avait malmené sa poule.

Profitant des éventuels ricochets mentaux déclenchés par les paroles de Swift, Chimère plongea dans l'esprit d'Aurock, qui était le plus susceptible de leur apporter des informations. Il se mit en quête d'infos sur les projets sur le feu des Pères Fondateurs, en particulier d'un éventuel gros coup. Il descendrait une à une les strates de sa mémoire jusqu'à trouver ce qu'il cherche.

La scène qui se déroulait dans le restaurant était étrange : Emily était parfaitement consciente d'être présente pour d'inavouables raisons, et les quelques façons dont elle avait envisagé les évènements ne correspondaient absolument pas à ce qui se passait. Peut-être était-ce pour le mieux, car cet intermède avait le mérite de détourner les attentions du couple Brandon/Rebecca, mais si Walentyn ne comprenait pas ce qui se passait, cela pouvait s'avérer inquiétant. Il serait bête qu'ils soient démasqués, mais il ne serait pas moins stupide d'être les victimes de...de quoi, d'ailleurs ? La réponse se trouvait visiblement dans les toilettes des filles où s'était engouffré avec son élégance naturelle Drown.

Emily était tentée d'aller voir en personne ce qui se passait, mais elle devait se montrer particulièrement méfiante. D'abord, pour ne pas pulvériser bêtement une couverture soigneusement mise en place. Ensuite, parce que l'hydrokinésiste semblait particulièrement sur les nerfs, et il se trouvait selon toute vraisemblance au milieu de la pièce à la tuyauterie la plus développée du restaurant. S'il perdait vraiment son calme, il pouvait transformer le lieu en piscine municipale.

Elle ne prit pas la peine de tenter la communication-par-le-regard avec son collègue, ne souhaitant pas s'attirer l'attention d'Aurock, malgré l'efficacité apparente de leur baratinage. Il était de toute façon le seul à pouvoir procéder à l'extraction d'informations qui constituait leur objectif, et le meilleur juge du moment opportun pour y procéder. Il la préviendrait certainement de son succès - ou de son échec. Elle s'écarta donc simplement pour laisser passer l'animorphe, le gratifiant d'un "Merci" sincère. Cet homme avait compris qu'un livre était plus gratifiant pour elle que toutes les blagues grasses du monde. Sa curiosité était néanmoins plus forte que sa raison, et elle se leva à la suite du Belge, désireuse d'aller explorer un peu ces mystérieux WC. Et au passage, de montrer à la serveuse qu'elle n'avait besoin de personne pour régler des petits problèmes de clientèle, ELLE. Et dans un sens, elle était plus qualifiée qu'Aurock pour se rendre sur place.

- Je viens aussi. Envie pressante.

Elle s'avança en direction de la mystérieuse scène afin d'en découvrir les détails, prête si nécessaire à esquiver d'un bond un projectile lancé par un esprit échauffé. Elle avait songé à aller jeter un oeil sur l'ordinateur de la femme que soupçonnait Walentyn, mais leur couverture serait grillée si quelqu'un s'en apercevait. Ni l'un ni l'autre n'étaient censés être mentalistes, ni même curieux.

Walentyn plongea dans la mémoire d'Aurock, trouvant en effet des points d'appui dans ses pensées superficielles. Les mots d'Emily avaient immédiatement affiché dans l'esprit de l'animorphe une carte des Etats-Unis où figurait seulement vaguement Washington et précisément San Francisco. Le relief, les grands axes ferroviaires et routiers, les cours d'eau, champs et forêts entre les deux était si bien dessinés que le mutant avait du l'examiner de nombreuses fois avec beaucoup d'attention.

Il y eut aussitôt l'image d'un salon d'appartement moderne, éclairage tamisé. Une réunion des Pères Fondateurs. Walentyn vit par les yeux d'Aurock que celui-ci était en bout de table, face à la fenêtre aux rideaux tirés. Il avait en face de lui Prodigy, les coudes étendus sur la table dans sa position favorite. A la gauche et à la droite de Prodigy, Frimas et Uppercut. A la gauche et à la droite d'Aurock, Shield et Monk. Aurock avait une excellente mémoire, aussi bien visuelle et auditive, ce qui facilita grandement l'enquête de Walentyn. La voix de Prodigy était claire et intacte.

"Nous voulons discuter ce soir d'un projet audacieux à … San Francisco. Il se trouve là-bas une ancienne base des X-Men, avec, potentiellement, des technologies très séduisantes. Notamment cet ordinateur un peu spécial dont nous avons déjà parlé. Vous êtes les premiers à qui l'on fait part de cette idée, car nous en sommes au stade de la conception de l'opération." Aurock avait pensé : "très bien" car la perspective d'être mis à l'écart des décisions importantes ne lui plaisait pas. Tout comme celle d'une main gauche qui ne sait pas ce que fait la main droite... (cela amenait à d'autres considérations dans une autre strate de l'esprit du mutant)

Il se demanda, et demanda, qui serait mis également au courant. Prodigy répondit tout le monde, mais en temps et en heure. Et plus tôt, ceux qui seraient pressentis pour effectuer la mission. Une tactique à développer le soir même. Il pria les membres de ne prendre aucune initiative pour en parler à d'autres Pères, pour la bonne raison que... il continua à parler mais ces paroles passèrent dans une strate inférieure de la mémoire d'Aurock, car celui-ci s'égara à opérer toutes sortes de calculs et estimations sur la distance à parcourir, à partir de quel point, sur quelle trajectoire, en combien de temps, avec quelles espèces animales, pour effectuer la distance – ou une partie – à pieds. Ou plutôt à sabots.

Walentyn l'entendit demander pour quand était prévue la mission. Prodigy répondit le 8 février, voire plus tôt. Aurock balaya alors son idée de voyage à pied … il pensa à une autre mission dans un siège d'entreprise, ce qui passa dans une autre strate de sa mémoire, puis s'intéressa avec les autres aux moyens de transport. Car c'était bien la destination éloignée qui gênait le plus le conseil. Prodigy assura qu'on aurait trouvé un téléporteur. Quelqu'un fit remarquer qu'il fallait prévoir une deuxième corde à leur arc. Chacun devait y réfléchir.

Il y eut des questions sur Cerebra, sur les télépathes, sur la configuration des lieux. L'objet devait se trouver sur une île au large de San Francisco. Les membres présents échangeaient des regards. Shield prenait des notes sur un carnet minuscule avec un stylo minuscule. Aurock tenta vaguement de déchiffrer ses pattes de mouche. La voix de Monk suggéra que l'on jette un œil à l'équipement pris à l'armée. Uppercut objecta qu'utiliser un avion militaire sur cette distance était trop risqué, aussi bien utiliser un avion civil, qui ne serait pas la cible de missiles de certains Etats nerveux de la gâchette. Prodigy préférait qu'on évite l'un comme l'autre.

Aurock se pencha vers Monk, gratifiant ainsi Walentyn d'un gros plan sur la séduisante mais sévère Mère Fondatrice, qui portait une veste en cuir sombre bien ajustée à sa gorge de rêve. Aurock demanda à voix basse l'endroit où était entreposé le matériel pris à l'armée. Un échange de petit papier plus tard, Aurock glissa la réponse dans un livre dans la poche de sa veste pendue à son dossier. Les autres avaient laissé en suspend le problème du transport pour se focaliser sur les prétendants à la mission. Ce qu'ils avaient pu dire de particulier était passé dans une strate inférieur de la mémoire d'Aurock.

Prodigy proposa un tour de table pour savoir qui déjà parmi les présents était intéressé... C'est alors qu'il y eut comme un écran noir dans la mémoire de l'animorphe, pendant quelques instants, puis la lumière revint, chancelante, comme si un générateur externe avait pris le relai à cause d'une panne.


Pendant ce temps Emily avait emboité le pas d'Aurock, en direction des fameuses toilettes. La serveuse la suivit du regard, interdite devant tant d'audace ou de folie. Elle livra aussi un sourire crispé à Brandon.
La porte était fermée. L'animorphe mit la main sur la poignée et échangea un regard avec « Rebecca ». Il parla vers l'interstice de la porte.

"Drown ? Qu'est-ce qui se passe ?"

Pour toute réponse les cris de femme s'intensifièrent tout en s'égrenant de supplication et de pleurs de plus en plus terrifiés, sous les injures nourries de la brute pakistanaise, y compris dans sa langue natale. Aurock adressa un regard insistant sur Emily. Il la brieffa promptement.

"Je m'occupe de lui, vous faites sortir la fille ? Il contrôle l'eau. Il est vraiment très violent et borné mais là y'a un truc qui cloche."

Il soupira puis esquissa un bref sourire renard.

"C'est peut-être votre baptême du feu Rebecca ? Vous me direz si ..."

Une réplique enragée de Drown fusa qui précipita l'action :

"Ah t'as voulu te foutre de ma gueule !! J'vais t'essorer grosse vache !!"

Aurock ouvrit à la volée, découvrant un court couloir. A droite, une porte fermée figurant les toilettes des hommes. Au bout du couloir une porte ouverte qui par élimination devait être les toilettes des femmes. On y voyait le bout de la silhouette de Drown et les robinets étaient ouverts à pleine pression. Aurock se précipita dans cette direction, tandis que la femme émit des hurlement se noyant dans des gargouillements totalement hystériques.

"Woh Drown ?! Arrête tes conneries !", lui cria-t-il d'un ton très excédé.

Une fois dans la salle il alla directement à son comparse, même s'il marqua un infime arrêt en direction de la victime. Quand Emily regarda à son tour dans la pièce, elle put voir devant les deux cabines de toilette sur la droite une femme blonde, obèse de la plus étrange manière : d'épais plis de graisse sortaient de ses vêtements, ses deux seins étaient énormes mais un encore plus gros que l'autre, et pareil pour ses cuisses. Son sur-poids était chaotiquement réparti. Son bras gauche était maigre comme un clou et son bras droit gros et gras. Alors qu'elle était trempée et étouffait comme si sa gorge était pleine d'eau, son cou grossissait par a-coups. Elle n'avait plus rien de la belle plante qui avait quitté sa place quelques minutes plus tôt, à part la coiffure et les vêtements flashis.

Aurock attrapa le bras du Pakistanais dans l'idée de le tourner vers lui mais pour tout réponse celui-ci le prit par le col et le projeta sans ménagement contre le mur du fond. Le crâne de l'animorphe percuta la glace qui crissa et reçut une giclée de sang. Il fut sonné et s'appuya de justesse au lavabo en chancelant.

Son intervention ayant déconcentré l'hydrokinésiste, la blonde obèse se plia nerveusement pour cracher l'eau de sa gorge.

Dans la salle ces bruits effrayants glaçaient tout le monde d'effroi.

Emily avait préféré ne pas chercher à imaginer ce qu'elle allait voir une fois dans les toilettes des femmes, persuadée qu'elle n'apprécierait pas le spectacle, quel qu'il soit. Elle répondit simplement "O.K." à Aurock, consciente qu'elle ne pouvait pas faire grand chose face à une telle montagne de muscles. Elle savait se battre, mais à moins d'avoir beaucoup d'élan, elle ne lui ferait guère plus que des chatouilles. Mais peut-être était-il chatouilleux ? Elle nota ce plan comme le plan F, à mettre en application une fois que les plans A à E auraient démontré leur inefficacité. Il ne lui restait plus qu'à trouver quels seraient ces plans A à E, même si la vision simple de l'animorphe devait occuper la première position.

Finalement, en voyant la femme, elle conclut qu'elle aurait été complètement incapable de penser à un tel cauchemar. Le pire étant qu'elle ne savait pas quelle était l'origine de son apparence grotesque : était-ce son propre pouvoir, celui de quelqu'un d'autre, ou les conséquences des actions de Drown ? Les gargouillis étaient clairement l'oeuvre de l'hydrokinésiste, mais Emily décida de se préoccuper du reste une fois la situation sous contrôle. Elle soupçonnait cependant la victime d'être capable de camoufler sa véritable apparence - et d'avoir malheureusement rencontré un bug au moment de passer à l'acte. Walentyn serait peut-être plus à même de résoudre ce mystère.

Elle n'eut pas le temps de passer à l'action qu'Aurock tentait d'interrompre son partenaire, sans succès, si ce n'est pour le vitrier qui allait réaliser un honorable bénéfice au moment de réparer les dégâts. Emily hésita à aller l'aider, mais la femme avait l'air beaucoup plus mal en point. Et si elle se fiait à la croyance populaire, un homme-taureau devait être capable d'encaisser de tels dégâts sans broncher. Mais elle devait se méfier du Pakistanais, qui semblait absolument enragé. Est-ce qu'une atteinte à sa virilité pouvait mettre Walentyn dans un tel état ? La perspective n'était pas réjouissante.

Swift courut le plus vite possible, décidant de contourner le Pakistanais et d'aller se placer près de la femme pour l'aider à se relever - et si elle était suffisamment maligne, à fuir. Elle resta cependant attentive aux mouvements de Drown, prête si nécessaire à esquiver une attaque en sautant.

Une fois près de la femme tétanisée, Swift vit l'hydrokinésiste au regard injecté de rage diriger vaguement son bras vers les lavabos à sa gauche. Un puissant jet d'eau fit littéralement sauter le robinet. Le flot fut dirigé avec la puissance d'une lance d'incendie sur les deux femmes. Emily parvint à l'éviter, mais la blonde fut touchée et violemment renversée vers le mur. Elle hurla de plus belle, blessée aux côtes.

La silhouette recroquevillée d'Aurock se redressa en formant une masse bestiale, couverte d'un pelage brun épais, munie de cornes légèrement recourbés vers l'arrière de son crâne ayant doublé de volume. Ses vêtements se retrouvèrent déchirés au sol. L'humanoïde taureau passa devant le jet pour se jeter sur Drown, qui orienta ses efforts sur lui pour le repousser.

Tandis que l'homme-taureau occupait Drown, les deux femmes purent se diriger vers la porte de sortie. La grosse blonde était un fardeau pour Swift, tant elle était lourde, gauche et blessée. Elle se tenait le côté en pleurant, tremblant et geignant.

La porte menant aux toilettes ayant été laissée ouverte, les clients médusés purent observer la sortie du couple féminin, précédé d'un tapis d'eau et accompagné en fond de bruits de lutte.

- Vous allez bien ?

Avec de la chance, elle pourrait servir d'appât, une situation qui n'était pas particulièrement réjouissante, mais dont elle se tirerait nécessairement mieux que la pauvre obèse.