01.01/27.C.Adrian, Texas - Goûter au Midpoint cafe

Le road trip sur la célèbre route 66, c'était le pied. Cela faisait une semaine que Roxie avait pris ses cliques et ses claques et fugué de la pension où l'avait envoyée sa marâtre de mère, un sac fourre-tout acheté au surplus de l'armée sur le dos. Le plus dur avait été de quitter la Nouvelle-Angleterre. C'était pas spécialement l'axe préféré des routiers et autres voyageurs inter-états. Mais une fois sur la plus célèbre route d'Amérique, la mutante avait trouvé relativement facilement de quoi voyager en stop. L'inquiétude de se faire pincer passée au bout de deux jours, l'adolescente profitait maintenant de sa grisante liberté. Dire qu'il y en avait qui devaient s'emmerder en cours de maths pendant qu'elle partait à la conquête de l'ouest ! Elle se sentait comme l'une de ces deux héroïnes, dans ce vieux road movie, Telma et Louise, un truc dans ce genre. Sauf qu'elle, c'était plutôt Roxie fuit la mouise.

Et la mouise, c'était pas ça qui manquait sur la côte est ces derniers temps. Roxie n'avait pas tout compris, mais il se passait des trucs de politicards pas très nets. Cela dit, ses derniers convoyeurs, un van de hippies, l'avaient déposée ici, à la station service d'Adrian, Texas. Et le Texas, c'était pas non plus l'état le plus libéral des States.
Au moins, elle avait pu gratter quelques cordes sur la guitare du conducteur. S'il y avait bien un truc qu'elle regrettait, c'était d'avoir laissé sa gratte chez ce connard de Trevor, le nouveau mari de sa mère. Son walkman compensait un peu ses aspirations musicales, mais c'était provisoire. Dès qu'elle aurait atteint L.A., son père résoudrait ce problème pour elle.

En attendant ce moment glorieux, elle était à Adrian, devant le Midpoint cafe situé près de la station service. Le Midpoint était apparemment reconnu pour être le point médian exact entre Chicago et Santa Monica. Roxie avait levé le pouce en vain une quinzaine de minutes avant de s'orienter vers le café, l'estomac dans les talons. Il devait être pas loin de 16h, un petit goûter ne lui ferait pas de mal. La route 66, c'était le pied quand on trouvait immédiatement un chauffeur après un bon repas, corrigea-t-elle mentalement. Retournant sa casquette en arrière, la blondinette fit son entrée dans le café et s'installa sur la banquette en sky d'un box, jetant sans ménagement son baluchon à côté d'elle, ce qui la fit rebondir sur le siège. Elle avait encore quelques billets froissés dans la poche de son baggy, mais devait faire attention si elle ne voulait pas se retrouver au pain sec avant la fin de son voyage.

Elle commanda une limonade et un donut au sucre à la rombière emplâtrée de maquillage qui faisait le service, et attendit qu'elle ait le dos tourné pour coller son chewing-gum sous la table. Une manière de dire "Roxie was here", en quelque sorte.

Une fois sa commande arrivée, elle se mit à siroter sa boisson à la paille, tout en détaillant la clientèle des yeux entre deux glouglous bruyants.

Pour Gil, héritière de la famille Hawkins qui possédait le Midnight Cafe depuis maintenant plus d'un demi-siècle, c'était une après-midi plutôt tranquille. Il y'avait largement assez de clients pour faire tourner son fonds de commerce, mais point trop, ce qui l'autorisait à se reposer un peu entre les services. Elle venait de donner sa limonade à une gamine à l'air revêche, et retourna tranquillement derrière son comptoir en attendant une nouvelle commande.

Les box du Café étaient plutôt bas, ce qui autorisait Roxie à voir presque tous les autres clients. L'exception était un gamin qu'elle ne pouvait que deviner, dans le box à sa droite, puisqu'une femme semblait en train de le nourrir tout en lui murmurant des mots affectueux, sous le regard attentif d'un homme qui devait être le père ou le beau-père.

Plus loin, deux couples très blonds s'exprimaient bruyamment dans une langue que la jeune femme ne pouvait que supposer être de l'allemand, du néerlandais, ou un quelconque dialecte scandinave. Cela semblait gêner les deux cols blancs qui dénotaient dans cet univers middle-class, et auxquels appartenait sans doute la rutilante Lexus garée devant le Café, localisés dans le box qui suivait. Tout au fond, par contre, une femme asiatique lisait sans être dérangée.

De l'autre côté de Roxie se trouvaient un box vide, puis un autre qui avait été colonisé par une petite troupe d'ados tout aussi bruyants que les touristes, quatre garçons et trois filles, dont au moins un couple qui s'embrassait dans un coin. Elle put remarquer qu'un des garçons la dévisageait. Les tables étaient majoritairement inoccupées, si ce n'est par une femme dans la cinquantaine à l'air sévère, en tailleur, qui lisait le journal en buvant un café qu'on pouvait imaginer étant fort.

Pendant sa revue de détail, trois nouveaux jeunes gens firent leur entrée. A leur allure et aux regards quelque peu jaloux que leur lancèrent les garçons du groupe déjà présent, Roxie put supposer qu'ils devaient être les "stars" de la High School locale. Genre quaterback ou star de l'équipe de basket. Ils commandèrent trois boissons sans alcool et allèrent s'installer dans le box vide en riant à une plaisanterie de l'un des trois. Le principal effet de leur arrivée fut la réduction au silence des autres adolescents.

A peine assis, le garçon qui s'était installé dos à Roxie se retourna vers elle avec un grand sourire. C'était un brun à la peau mate, sans doute métis, et il exhibait une série de dents à la fois parfaitement blanches et impeccablement alignées. Il ne cachait pas qu'il était conscient de son charme et sûr de lui.


- Hé ! Salut, t'es nouvelle dans le coin ? Je m'en souviendrais si je t'avais déjà vue. Tu viens boire un verre avec mes potes et moi ?

Derrière, Roxie eut l'impression que les deux filles "inoccupées" lui lançaient un regard assassin.

La faune locale était assez variée. Roxie prit une bouchée de son donut, avec le même genre de sensation qu'on éprouvait devant un rayon bien fourni dans un magasin. Elle n'avait aucune intention de traîner à Adrian trop longtemps. Le Midpoint cafe lui rappelait qu'elle avait encore la moitié du chemin à parcourir avant de retrouver son père, et elle parviendrait peut-être à faire son shopping chauffeur ici.

Elle avait porté une attention particulière aux touristes blonds. Des touristes, ça ça pouvait être un bon plan. Il y avait des chances pour qu'ils aient loué une caisse pour leurs vacances. Ils accepteraient peut-être de la prendre, histoire de fraterniser avec une américaine sur la route. La jeune fille se faisait déjà tout un film. La prochaine étape était l'Arizona, qui recelait un site fascinant dont Roxie avait entendu parler dans l'un des exemplaires d'UFO Magazine de son père à l'époque où ils vivaient encore ensemble. Meteor Crater, un cratère de météorite mesurant plus d'un kilomètre de diamètre. Et c'était sur la route de Roxie, qui rêvait de pouvoir y faire un saut à son passage dans la région. Dans l'esprit de l'ado, cette fugue s'apparentait plus à des vacances de rêve qu'autre chose.

Elle croqua un autre bout de donut quand quelqu'un l'interpella dans son dos. Elle se retourna pour faire face à un jeune d'environ son âge. Sûrement l'un de ceux qui étaient entrés plus tôt, elle n'avait pas bien fait attention. L'autre table d'ados semblait guetter ses faits et gestes, en particulier deux nenettes à l'air plutôt hostile. C'était bien sa veine, même hors du bahut et dans un autre état, y avait moyen de se retrouver empêtrée dans les embrouilles de lycéens. Néanmoins, la jeune fille devait bien admettre que la compagnie des gens de son âge commençait à lui manquer. L'ambiance de la pension où l'avait envoyée sa mère, ou plutôt l'absence d'ambiance, lui avait pesé, et ses potes cool lui manquaient. La jeune fille ne voulait néanmoins pas laisser passer sa chance de trouver un chauffeur rapidement. Roxie tourna la tête vers le couple de touristes, puis de nouveau vers le garçon, hésitante.

"Salut ! Hum... Nouvelle ce serait si j'avais prévu de rester. Disons que je suis de passage." répondit Roxie sur le ton de la conversation. Elle se gaussa intérieurement lorsqu'il expliqua qu'il se serait souvenu d'elle. C'était censé être un compliment ? Dans un bled du Texas, les seules filles qu'il devait voir, c'était les trois nanas sur la banquette d'à côté. Lorsqu'on n'avait connu que Los Angeles et New York, Adrian Texas n'était pas considéré comme un pôle d'attraction.

"OK, pourquoi pas !" répondit Roxie avec un petit haussement de l'épaule gauche. Sa jauge de condition sociale avait bien besoin d'un petit remontant, et puis n'étant que de passage, elle se cognait pas mal de ce que pourraient penser les autres ados du patelin.

"Avant, j'ai juste un petit truc à faire, j'arrive." ajouta-t-elle en se levant et en posant la lanière de son sac sur son épaule. Elle tint son morceau de donut entre ses dents et empoigna son verre pour se diriger jusqu'à la table des deux touristes. Là, elle reprit son donut dans sa main, s'essuya les grains de sucre qu'elle avait sur la bouche du revers de la main, et tenta le coup.

"Bonjour ! Scusez-moi de vous déranger, vous parlez anglais ?" hasarda-t-elle.

Le métis accueillit la réponse de Roxie avec un petit sourire et hocha la tête, puis se retourna vers ses compères.

Les quatre blonds étrangers étaient en train de rire grassement, l'un d'eux ayant du sortir une bonne blague. Ils furent un peu surpris d'être dérangés par la jeune Américaine, mais semblaient être tout sauf hostiles. L'un des hommes - même assis, Roxie pouvait voir qu'il avait un physique d'armoire normande - prit la parole, d'une voix grave et profonde. Il parlait absolument sans accent.

- Oui, jeune fille. Que voulez-vous ?

Les trois autres, curieux, la détaillaient, ne comprenant pas trop ce qu'elle pouvait leur vouloir. La femme asiatique posa son livre pour boire, tandis que l'un des cadres dynamiques lui jetait un bref regard de soulagement pour avoir fait baisser d'un ton ses bruyants voisins.

A l'autre bout, par contre, les ados élevaient la voix, ce qui provoqua le départ de la femme sévère au bar. Une remarque désagréable faite aux nouveaux arrivants semblait à l'origine de la dispute. Pour le moment, ils en étaient toujours aux tentatives de cassage, ponctuées par les pouffements des deux filles qui avaient regardé Roxie de travers.

Les quatre gaillards lui semblèrent plutôt sympathiques. La jeune fille esquissa un franc sourire.

"Waouh ! Vous causez même mieux que moi !" constata-t-elle.

Restait maintenant à voir si leurs itinéraires coïncidaient.

"Voilà, je voyage vers l'ouest et je me demandais... ben si vous alliez aussi de ce côté, si vous auriez une petite place pour moi, quoi." expliqua-t-elle sans détour.

"Je me ferai toute petite, hein. Si vous avez un pick-up, je peux même monter dans la remorque." ajouta-t-elle pour rendre son offre, ou plutôt sa demande plus attractive.

Elle avait négocié ainsi l'un de ses stops avec un fermier du Kansas. Le voyage était moins confortable, mais la sensation de vitesse valait son pesant de cacahuètes.

Le remue-ménage du côté des jeunes attira l'attention de Roxie. Qu'est-ce qui pouvait bien se passer entre ces ados ? La blonde préférait tout de même éviter de sauter à pieds joints en pleine guerre des gangs. Attendant la réponse de son interlocuteur, Roxie se concentra sur son ouïe pour tenter de capter plus précisément ce qui pouvait se dire à la table des sept jeunes, en particulier ce que disaient les deux pimbêches qui l'avaient regardée de traviole.

Le grand blond eut l'air gêné suite à la demande de Roxane.

- Hé bien...nous allons vers l'Ouest, mais à partir de demain.
- Ce soir, on va à Oklahoma City, ajouta sa voisine, dont la jeune mutant put s'apercevoir qu'elle était, elle aussi, très grande. Voir un match de basketballe.

Elle avait prononcé "balle", comme dans "handball". Le grand blond reprit.

- Les places sont réservées, mais nous repasserons ici demain dans la matinée.

Il semblait vraiment peiné de ne pas pouvoir aider Roxane.

L'ado tendit l'oreille vers les jeunes. Tout ce qui sortait de la bouche des filles était de l'ordre du pouffement, pas de paroles intelligibles. Le débat semblait tourner autour d'une aventure sentimentale terminée de façon tragique pour le garçon qui avait abordé Roxane.

- Cherche pas, Wayne, elle voudra pas. Ca se voit qu'elle préfère les cerveaux aux muscles.
- Dommage que t'aies ni l'un ni l'autre, Rick. J'imagine qu'elle a déjà effacé ta tronche de sa mémoire.
- Peut-être, mais elle préfère parler à quatre gros Européens qui sentent la bière plutôt qu'à toi. Je me poserais des questions, à ta place.

Il y'eut un bref silence - ponctué par les ricanements des premiers arrivés et les pouffements des filles. Le métis se leva, visiblement de mauvais poil, mais un de ses amis posa la main sur son avant-bras pour l'intimer à s'asseoir, ce qu'il fit à contrecoeur.

- Ta gueule.
- Oh, quelle répartie ! Maman, le quarterback me menace, j'ai peur ! Enfin, quarterback...plutôt eighterback, vus tes résultats.

Roxie roula des yeux en captant la conversation des ados. Elle ne savait pas ce qui l'ennuyait le plus : d'un côté, ça l'agaçait que le groupe se serve d'elle pour enquiquiner le dénommé Wayne, d'autant que compte tenu de ses préférences, le garçon, aussi avenant soit-il, n'avait que peu de chances de faire chavirer la jeune fille. Elle n'avait rien fait pour être mêlée de force à leur querelle, après tout. Mais d'un autre côté, le malheureux Wayne lui faisait un peu pitié. D'après le peu d'infos qu'elle avait sur lui, ça devait être la star déchue du bahut. Roxie n'avait jamais fait partie des groupes dominants de son lycée, plutôt l'inverse en vérité, et elle avait toujours considéré les starlettes de l'école avec un mélange d'envie et d'hostilité. Tout semblait leur sourire, la vie leur était plus facile. Or en voyant Wayne se faire bâcher par ses camarades, qui avaient sûrement dû l'aduler à l'époque où il remportait encore ses matchs, elle réalisa qu'il y avait tout de même un revers de médaille. L'excellence imposait une ligne de conduite, une attente sociale très forte. Sa position de lycéenne marginale de seconde classe lui parut nettement plus confortable. Pas d'attente, pas de déception.

Elle retourna la tête vers le groupe de touristes.

"Ah d'accord..." fit-elle lorsque l'homme lui apprit qu'ils partiraient le lendemain.

Elle plissa les lèvres en signe de déception, mais son visage s'éclaira de nouveau lorsque la femme parla de basket.

"Waouh, vous allez voir un vrai match pro ?" s'écria-t-elle avec admiration.

Ces touristes avaient bon goût, y avait pas à dire. Ils venaient de monter d'un cran supplémentaire dans l'estime de l'ado, déjà impressionnée par leur maîtrise de l'anglais. Elle eut un haussement d'épaules fataliste.

"Vous inquiétez pas, je vais me débrouiller ! Si j'ai trouvé personne d'ici demain, je traînerai dans le coin pour voir si vous êtes là. Merci en tout cas, éclatez-vous bien !" leur dit-elle.

Ce n'était pas le premier râteau qu'elle se prenait depuis le début de son voyage. Ca avait été un peu déconcertant au début, voire frustrant, mais elle s'était habituée à l'aspect aléatoire de son voyage. D'ailleurs, l'imprévu lui plaisait assez. Si elle avait eu plus de tunes, elle aurait certainement essayé d'obtenir une place pour aller voir le match avec eux, mais sa priorité restait de ne pas crever de faim.

Enfournant la dernière bouchée de donut, elle fit un petit signe de main aux touristes et retourna avec son sac et sa boisson vers la table de Wayne, sans un regard vers celle de ses détracteurs.
Elle s'installa sur la banquette en face du jeune homme et glissa son sac sous ses pieds.

"Salut les mecs !" lança-t-elle au groupe de jeunes. "Alors, ça gaze ?"

Wayne semblait particulièrement crispé, et ne quitta sa posture qu'en entendant Roxane s'installer à sa table. Il se retourna en ayant retrouvé le sourire, en partie, et non sans avoir fixé du regard pendant quelques secondes le dénommé Rick en évident signe de défi. Puis il sembla l'effacer totalement de son esprit - fait avéré, ou façon de l'énerver encore un peu plus, personne ne pouvait le dire.

Ses deux copains la saluèrent de la main, avec un petit "Hello". Puis Wayne prit la parole.

- Hey ! J'te présente Jules et Vince - il pointa successivement le garçon à sa droite, puis celui à sa gauche qui avait évité l'échauffourée. Et toi, c'est quoi ton nom ?

La serveuse arrivé à cet instant avec les trois boissons. Wayne lui fit signe.

- Un de plus pour la demoiselle, s'il vous plaît.

Il sortit un billet de sa poche, prestement empoché, et reporta son attention sur Roxane.

- Ca irait mieux si...certaines personnes n'étaient pas là. Mais bon. Dis, qu'est-ce que tu fais de beau dans notre maagnifique ville ?

L'emphase sur l'adjectif était clairement ironique : Wayne n'était pas un membre fanatique de l'Office de tourisme local. De l'autre côté de la salle, les cols blancs payaient avant de partir, libérant leur table que Jules regarda d'un air envieux, visiblement pas heureux de devoir supporter les pouffements des voisins et voisines. D'ailleurs, Roxane put entendre quelques mots échangés à voix basse à la fois par les deux filles et par Rick et son voisin.

- T'as vu cette pouffe...nan mais la dégaine, quoi, qu'elle retourne dealer du shit dans sa banlieue moisie.
- Pff...et l'autre greluche qui dit oui à ce débile de négro. Encore une pétasse qui croit que c'est classe de fricoter avec la racaille.

L'autre groupe étant composé exclusivement de "bons" américains et de "bonnes" américaines, cela va sans dire.

Roxane salua Jules et Vince et remit sa paille en bouche. Il était parfois regrettable d'avoir l'ouïe aussi fine, surtout quand c'était pour entendre les saloperies que marmonnait la table d'à côté. Roxane roula d'ailleurs des yeux lorsque Wayne évoqua leurs voisins. De tous leurs propos, ce fut plus les insultes à l'encontre du garçon qui l'énervèrent le plus. Si elle avait l'habitude de se faire traiter de clocharde métalleuse ou de camionneuse par les jeunes gangsta de son lycée, les insultes raciales n'avaient que peu cours à NYC. Les communautés se mêlaient, malgré des contrastes évidents. Mais dans le trou du cul de l'Amérique, il ne fallait pas s'attendre à une telle ouverture d'esprit. Tout ce qui s'apparentait de près ou de loin à un étranger, au sens large du terme, devait être bâché sans vergogne. D'ailleurs, les pauvres touristes blonds en avaient fait les frais. Cette bande de ploucs avait de toute évidence séché les cours d'histoires. Même Roxie, qui n'était pas la plus attentive en classe, savait que l'Amérique blanche n'était qu'une brochette d'immigrés.

La mutante glissa un regard oblique vers le garçon raciste. Il avait plutôt intérêt à fermer son clappe-merde. Le dénommé Jules avait peut-être la sagesse de vouloir éviter de déclencher une guerre de lycéens, mais Roxie n'avait rien à perdre ici.

Elle retourna son attention vers Wayne, dont elle oublia de demander le nom pour l'avoir entendu plus tôt.

"Merci, c'est gentil !" dit-elle lorsqu'il lui offrit un autre soda. "Moi c'est Roxie." se présenta-t-elle, sans chercher à dissimuler son identité.
Sa génitrice devait bien se ficher de savoir où elle était en ce moment, de toute façon, pensa-t-elle avec amertume.

"C'est un peu par hasard que je fais un stop ici, en fait. Je vais rendre visite à mon père. Honnêtement, Adrian c'est pas vraiment un pôle d'attraction..." répondit la blondinette avec un sourire en coin. Son accent de la ville l'avait sans doute déjà probablement trahie, de toute façon.

"Je vous plains un peu, les gars, ça doit être relou d'habiter ici et de se coltiner les rejetons de Walker Texas Ranger."

Cette série minable était d'un kitsch... Elle passait sur Cinéclub et Roxane avait eu l'occasion de voir quelques épisodes.

"Si vous voulez, on peut bouger de table." proposa-t-elle en suivant le regard de Jules.

Le raciste avait soutenu son regard avec un sourire narquois, mais son téléphone avait sonné, et il avait répondu à un certain Joey de ses amis.

Les trois garçons hochèrent unanimement la tête quand Roxane proposa de changer de table, et les quatre jeunes allèrent s'installer là où les deux cadres avaient bu leur café. En passant, les quatre blonds sourirent à Roxane, et leur installation fit poser son livre pendant quelques petites secondes à la femme asiatique.

Vince fut le premier à reprendre la parole.

- Ouais, Adrian, c'est moisi. Je créchais à Houston avant. C'était pas le Nirvana, mais y'avait moins de rednecks.

Wayne et Jules hochèrent vigoureusement la tête.

- Ici, faut s'appeler John Smith, et avoir un arbre généalogique qui remonte jusqu'à George Washington des deux côtés. Sinon, hé ben...on est un moins-que-rien. Surtout quand on se fait intercepter ses passes.
- Wayne, en plus, c'est voyant chez lui. Moi je m'appelle Lakovsvi, et la mère de Jules est indienne.

En y regardant de près, on pouvait voir que le dénommé Jules - très silencieux - avait la peau mate, et non bronzée. Wayne reprit.

- Tu vas chez ton père ? Il habite où ?

Des bruits de petits deux-roues motorisés se faisaient entendre sur le parking. De nouveaux clients arrivaient.

Roxie trimballa son barda jusqu'à la nouvelle table et leva son verre à l'intention des touristes à qui elle avait parlé un peu plus tôt. Heureusement pour eux, ils ne devaient pas avoir entendu la teneur des propos de Rick et sa clique, ça aurait été franchement la honte pour le Texas. Mais après tout, ils méritaient d'avoir l'étiquette KKK sur le front du côté du vieux continent.

"Waouh, ça donne envie de s'installer ici." ironisa la jeune fille, en se disant que la communauté gay devait en voir des vertes et des pas mûres dans le coin.

Roxane commençait à se dire qu'il valait mieux qu'elle trouve un transport avant la fin de l'après-midi dans un état aussi peu chaleureux.

"Alors comme ça tu fais du football américain ?" demanda-t-elle à Wayne. "Moi je fais du baseball et du basket, j'aime bien, ça détend."

Elle but une gorgée avant d'ajouter :

"Ce groupe de touristes vont voir un match pro à Oklahoma City, c'est trop la chance..."

Elle poussa un petit soupir envieux.

"Il crèche à Los Angeles." répondit gaiement Roxane. Elle était clairement ravie d'y retourner. Elle ne précisa toutefois pas que par un drôle de hasard qui l'arrangeait plutôt, il avait élu domicile à West Hollywood, le quartier gay. La blonde n'était pas à fond dans les trip communautaires, mais pour la drague, c'était quand même mieux quand tous les poissons étaient réunis dans la même mare, d'autant que physiquement, si elle se faisait payer des coups à boire par des Texans et regarder de travers par des Texanes, ça ne devait pas être écrit sur son front (ce qui dans la conjoncture actuelle de sa situation, n'était pas un mal).

"D'ailleurs, je vais essayer de pas trop tarder, les gars, j'ai encore une trotte." dit-elle en jetant un coup d'oeil à la pendule du côté du comptoir. Plongée dans la conversation, elle ne fit pas plus attention que ça aux bruits de moto.

L'élégance de Rick semblait avoir sonné le glas des espérances séductrices de Wayne. En fait, il semblait surtout soulagé de pouvoir se changer les idées avec l'agréable conversation de Roxane, et ne parut pas excessivement déçu - juste le minimum réflexe - qu'elle annonce son intention de partir.

- On devrait faire pareil, les mecs. Personne a de la famille à San Francisco chez vous ?

Vince et Jules secouèrent la tête. Il se retourna vers la jeune mutante.

- Bon ben ça sera pas pour demain. Bon voya...

Il s'était interrompu en jetant un coup d'oeil à travers la vitre. Son visage s'assombrit immédiatement.

- Attends.

Jules s'était tourné pour voir ce qui se passait. Il ouvrit la bouche pour la première fois.

- Myers, Sommerset et compagnie.

A l'autre bout du restaurant, la clique s'était levée, Rick en tête, et passa la porte en saluant le petit groupe de motards, ou plutôt de scootards, qui avait fait son apparition. Ils étaient cinq garçons, dont deux seulement étaient casqués.

- N'y va pas, Wayne...
- Ca sera pire si j'y vais pas.

Il se leva et sortit à son tour, immédiatement imité par ses deux camarades. Dehors, le groupe élargi semblait ricaner à l'initiative de Rick.

Surprise du soudain mouvement des trois garçons, Roxie resta quelques secondes assise seule à sa table, la paille toujours coincée au coin du bec. Elle les regarda s'éloigner vers le groupe de frimeurs en scooter. Ca sentait le roussi. Si elle en croyait la supplique de Vince, la situation risquait de dégénérer maintenant que Rick et ses potes avaient du renfort. Roxane termina bruyamment son soda, puis se leva de la table. Ces histoires ne la regardaient pas après tout, elle était de passage et avait l'intention de reprendre la route. Elle passa la lanière de son sac sur son épaule, regarda la sécurisante porte de sortie du Midpoint cafe. De ce côté-là, la seule surprise qui l'attendait était la tronche de la personne qui la prendrait en stop. Elle tourna ensuite sa tête vers la porte empruntée par les jeunes pour se regrouper à l'extérieur. De ce côté-là en revanche, il pourrait se passer à peu près n'importe quoi.

Elle n'avait eu que peu de temps pour sympathiser avec Wayne et ses amis, on ne pouvait pas dire que ce fut cela qui la poussa finalement à rejoindre le groupe d'ados plutôt que de filer sans demander son reste. Mais la perspective d'équilibrer un peu la donne, de faire la différence, en revanche... Rick et ses potes étaient largement en surnombre, et tout quarterback qu'il était, le pauvre Wayne finirait facilement à l'hosto si ça tournait mal. Et puis elle ne pouvait pas le nier, les remarques racistes de ces petits bouseux lui avaient tapé sur le système. S'il y avait des coups de boule à mettre pour restaurer la tolérance à travers la galaxie, Roxie ne serait pas la dernière.

Elle suivit donc le trio et se plaça volontairement à côté de Wayne.

"Alors, y s'passe quoi là ?" demanda-t-elle d'un air bravache.

Sans surprise, les trois nouveaux arrivants avaient des têtes de bons américains, tous autant qu'ils étaient. Rick s'était placé en position de leader.

- Qu'est-ce que tu viens nous faire chier, Wayne ? Ca te suffit pas de jouer à la star alors que t'es pas foutu de lancer un ballon ?
- Si c'est moi le Quarter, c'est que tu dois être encore pire, Rick.

Wayne avait croisé les bras, Jules et Vince se mettant chacun derrière une de ses épaules. La tension semblait monter doucement, et Roxane arriva à cet instant. Le métis se tourna vers elle, un sourire ironique sur les lèvres.

- Rick nous fait sa crise de jalousie, parce qu'il a pas été choisi comme Quarterback titulaire.
- Ouais, notre entraîneur doit être sénile ou un peu con pour préférer un négro comme toi.

L'insulte évidente de Rick ne choqua personne dans son groupe, ni dans les nouveaux arrivés. Même Wayne ne semblait pas plus surpris que cela, même s'il était clairement énervé.

Derrière Rick, tout le monde s'était regroupé, à l'exception des trois filles et du mec de l'une des trois, qui continuaient à s'embrasser. Ils étaient donc huit, leur attitude variant de l'impassibilité à l'hostilité franche envers Wayne, qui avait de plus en plus de mal à se contrôler. Mais ce fut le quarterback remplaçant qui dégaina le premier, en s'avançant vers Wayne pour tenter de lui coller un direct, sans doute mis en confiance par leur surnombre. Son coup fut aisément paré, et Wayne répliqua avec un crochet qui atteignit son agresseur en pleine poitrine. Trois autres gars se jetèrent alors sur lui pendant que Vince et Jules tentaient d'aller l'aider.

Roxie laissa échapper un "Ohhhhhh" de compréhension. C'était donc de là que venait la haine farouche de Rick. Du dépit saupoudré d'antisémitisme, l'éternel ronron de l'Amérique d'en bas qui accusait les autres de sa propre médiocrité.

Il n'en avait pas fallu plus pour mettre le feu aux poudres. En un sens, la vie de Roxie se jouait sur des coups de tête et des événements impromptus ces derniers temps. Son pouvoir, le divorce de ses parents, sa fugue... Et maintenant cette baston. Tout cela lui donnait l'impression que le monde évoluait à son rythme.

La mutante réagit vivement lorsque le combat s'engagea ; elle s'était attendue à un dénouement de ce type après tout, c'était pour cela qu'elle avait ramené sa fraise pour équilibrer les forces, même modestement. Elle attrapa la lanière de son gros sac, tourna sur elle-même à la manière d'un lanceur de disque et visa l'un des trois jeunes qui bondissaient vers le groupe, sans toutefois lâcher la lanière. C'était le gars qu'elle voulait envoyer valser, pas les seules affaires qu'elle avait emportées avec elle en quittant la pension.

La contre-attaque de Roxane atteignit sa cible en pleine poitrine. Le garçon tomba à genoux, le souffle coupé. Immédiatement, deux des types restés en retrait se dirigèrent vers elle, et le premier arrivé la bouscula violemment.

Wayne avait réussi à reculer pour éviter de se retrouver entouré d'adversaires, et il se tenait dos à dos avec Vince et Jules. Les trois garçons semblaient avoir une bien meilleure condition physique, mais le nombre était nettement contre eux. De plus, concentrés sur leur combat, ils ne voyaient pas les petits soucis de Roxane.

Une des filles avait sorti son téléphone et commençait à filmer la bagarre. Wayne décrocha un superbe uppercut à Rick qui chancela, à moitié K.O., pendant que Vince mettait à terre un autre assaillant, mais Jules reçut un violent coup de coude dans le ventre.

Les clients du restaurant s'étaient massés aux fenêtres pour assister à la rixe, mais aucun ne semblait très motivé pour intervenir, car les coups commençaient à pleuvoir. Les touristes, en particulier, regardaient la scène avec des yeux ébahis.

Roxie pouvait probablement dire bye bye à son plan B avec les touristes européens, maintenant. Ajouté à la bourrade du gars qui l'avait poussée et aux insultes raciales qui l'avaient déjà passablement irritée, la mutante était désormais franchement en pétard.

Roxie évita de tomber en se retenant au mur du café derrière elle. Elle ne savait pas si elle devait être flattée ou outrée que cette bande s'en prenne indifféremment à une gonzesse. Elle, elle avait le droit de leur coller des pains, mais eux... Quoiqu'après une courte réflexion, elle se dit qu'avoir le poids social d'un mec était forcément avantageux.

Elle laissa tomber son sac. L'une des filles avait commencé à filmer la bagarre, elle allait en avoir pour son argent. En d'autres circonstances, Roxie aurait probablement montré son cul pour rigoler avec les copains, mais elle n'en avait pas le temps. Elle se contenta d'un doigt d'honneur à l'intention de la caméra. Avec une batte de baseball, tout aurait été plus facile. Elle aurait mit leur tête sur orbite. Home run ! Mais contre deux de ces types, elle ne ferait pas long feu. Sans réfléchir plus loin, la mutante gonfla ses poumons et beugla de toutes ses forces en activant son pouvoir :

"BANDE DE GROS FACHOS !"

Dans le feu de l'action, elle n'avait même pas envisagé les conséquences de son acte, comme l'agression auditive de Wayne, Vince et Jules, ou son coming out mutant en zone hostile. Elle aurait tout le temps pour ça lorsque ça lui aurait pété à la figure, comme d'habitude.

L'effet sur les deux types qui voulaient prendre Roxane à partie fut foudroyant. Ils s''écroulèrent sur place, visiblement K.O. Jules et Wayne semblaient avoir eux aussi violemment souffert, ainsi que leurs agresseurs. En fait, seuls Vince, Rick, et un troisième larron avaient été protégés par leur position, même s'ils se tenaient tout de même les mains sur les oreilles. Au bout de quelques secondes, ils les retirèrent, et regardèrent la jeune mutante avec stupeur pour le premier, avec haine pour les deux autres.

Le choc sonore avait permis à Rick de reprendre ses esprits.

- Putain...une mutante.

C'était dit avec autant d'amabilité que "négro" quelques instants auparavant. De plus, dans le restaurant, les clients avaient tous entendu ce qui s'était passé. Les touristes regardaient Roxane avec une certaine hostilité, peut-être gênés qu'elle ne les ait pas prévenus de sa nature avant de leur demander de la prendre en auto-stop. La petite famille qui déjeunait était, elle, trop occupée à calmer le bébé qui s'était mis à pleurer depuis le déchaînement vocal de Roxane.

Seule la femme asiatique semblait heureuse de la regarder. D'ailleurs, en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, elle se retrouva juste à côté d'elle, s'attirant également un regard de haine de la part de Rick, même s'il était moins rassuré de se retrouver face à deux mutantes.

Emily était particulièrement curieuse de venir à Adrian, Texas. Pas pour l'aspect touristique de la chose, qui de toute évidence aurait fait passer Las Vegas pour une mégalopole culturelle. Mais elle se demandait sous quelle forme se présenterait cette étrange prophétie. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle devait trouver un restaurant sur la route principale, et qu'il s'y passerait quelque chose, à un moment qu'elle connaissait à peu près. Grâce à la puissance d'internet, toutefois, elle avait très facilement trouvé le lieu, et avait décidé de s'y rendre très en avance, munie de pas mal de liquide pour les consommations, et d'un gros bouquin pour passer le temps. Elle avait jeté son dévolu sur un roman nommé No country for old men, afin de s'adapter à la thématique texane.

Et elle avait pu bien avancer, car il ne se passait pas grand chose au Midpoint Café. Le midi avait vu une invasion de travailleurs désireux de manger déséquilibré, même si les sandwichs locaux lui paraissaient relativement appétissants, mais rien qui ne s'approchait du profil qu'elle recherchait. Nouvelle période de calme l'après-midi, jusqu'à ce qu'arrivent des jeunes, qu'elle avait observés discrètement, entre deux chapitres. Pendant un bon bout de temps, elle avait cru à une fausse piste de plus, et commençait à sérieusement s'interroger sur le bien-fondé de cette prophétie, d'autant que, les uns après les autres, les ados sortaient.

Jusqu'à ce que tout dégénère. Elle était elle aussi allée se coller à la vitre pour observer l'affrontement entre les deux camps - elle n'avait pas la moindre idée de la raison de cette bagarre, ni du pourquoi de la composition des deux groupes. Sauf que la seule fille combattante avait crié, et que, par réflexe, Emily avait du mettre ses mains sur ses oreilles. La voix était naturelle, mais son volume, non. Elle avait sans doute trouvé la personne qu'elle cherchait.

En à peine plus d'une seconde, elle retourna chercher son sac et sortit du restaurant pour aller se placer face à la Hurleuse, qu'elle aborda avec un grand sourire.

- Alors c'est de toi qu'il s'agit ! lui dit-elle avec enthousiasme. Pourrait-on discuter quelques minutes ?

Elle ne tenait pas le moins du monde compte de Rick et de son regard assassin. Elle était juste heureuse de voir que la prophétie de Lily-Rose avait une part de réalité.

Ca les avait bien calmés ! D'ailleurs, ça avait aussi calmé Roxie une petite gueulante. Ce n'est que lorsqu'elle aperçut le regard réprobateur de ses ex-amis touristes avortés que la blonde avisa que l'addition serait peut-être plus salée qu'elle ne l'avait pensé.

Sur la peau de ses mains et de ses avant-bras, elle pouvait voir les veinules toutes bizarres qui faisaient leur apparition lorsqu'elle utilisait sa "super-voix", à défaut d'avoir un autre terme pour la nommer. Elle s'y était habituée mais elle se doutait qu'elle devait avoir l'air en phase terminale de rupture d'anévrisme ou un truc du genre pour les gens carrés du Midpoint cafe. Elle haussa les épaules, fataliste devant le regard réprobateur des touristes, puis esquissa une moue désolée en voyant la tronche de Wayne et ses potes, à qui elle devait avoir décoiffé les tympans.

"Oups... Désolée les mecs. C'est le double effet kisscool."

"Bingo, Dick, alors t'as intérêt à..." commença-t-elle, avant de faire un bond de cabri devant l'irruption, la téléportation ? de la femme asiatique.

La New Yorkaise fronça les sourcils alors que les veines refluaient de son visage. La dernière fois qu'elle l'avait vue, elle était en train de lire à l'intérieur. La situation devenait carrément surréaliste là. Roxie avait l'impression d'être victime d'une contraction de l'espace-temps. Ou alors elle avait un synapse qui avait disjoncté le temps que l'inconnue marche traaaaannnquillement jusqu'à la baston. Mais se sachant mutante, sachant que d'autres mutants qu'elle gambadaient dans la nature, c'était surtout la mine guillerette de cette femme et ses paroles étranges qui lui parurent le plus surréaliste dans tout ça.

"Moi, quoi ? ... Hein ?" bredouilla l'ado en clignant des yeux. Elle eut un mouvement de recul, qui la fit shooter du talon dans son sac. A la croire, cette femme la cherchait... à Adrian, ville improbable de ploucs arriérés et ultraconservateurs. Il y avait quelque chose de louche là-dedans. La fugueuse ramassa son sac, la mine méfiante.

Se pouvait-il que sa mère ait envoyé quelqu'un la retrouver ? Une sorte de super-détective aux pouvoirs mutants ? Non... si elle avait été dans un bouquin, ce scénario aurait été de la pure fiction ; sa mère ne pensait qu'à s'envoyer son nouveau larbin. Alors que lui voulait cette femme ? C'était peut-être un coup de la pension. La directrice avait peut-être appelé la police. Garce de Nichols, ça aurait bien été son genre d'essayer de recoller les morceaux sans prévenir ses vieux. Une élève fugueuse, ça la foutait mal sur la plaquette de l'établissement aussi strict que le carré de l'hypoténuse.

"C'est cette connasse de Nichols qui vous envoie, je parie... Mais j'vous préviens, j'ai aucune intention d'y retourner !"

A ces mots, elle fit un signe de main à Wayne et prit ses jambes à son cou en direction de la route. Roxie devait avoir oublié ses connexions nerveuses dans le café : à quoi cela servait-il de courir face à une super-détective capable d'être assise à une table et debout près de vous la seconde d'après ? Tout ce qui comptait pour elle c'était échapper à la fourrière qui la ramènerait pieds et poings liés dans sa prison pour jeune bourge coinços et bien sous tous rapports.

Emily jetait de petits coups d'oeil à droite et à gauche sur la scène, où les divers assommés reprenaient doucement, dooouuuucement conscience. Tous les ados à terre se relevaient, mais ceux qui appartenaient au groupe de Rick semblaient figés, comme partagés entre l'envie de se jeter sur cette horreur de la nature qui n'était certainement pas conforme avec ce qu'on leur enseignait à la messe, et la peur de perdre définitivement quatre points en audition si elle s'énervait de nouveau. Rick, en particulier, avait les yeux fous, mais son cerveau reptilien lui intimait sans doute l'ordre de penser à sa préservation avant d'envisager une vengeance. Emily lui fit un grand sourire, ce qui le rapprocha encore plus de l'apoplexie.

Wayne et Vince, eux, étaient juste ébahis, le second ne prononçant qu'un seul mot.

- Cool.

Mais sa cible semblait quelque peu perturbée, voire apeurée, et pas seulement parce qu'elle était désormais striée de violet. Elle avait visiblement peur d'une certaine Nichols. Etait-ce un alias utilisé par Lily-Rose, un de plus ? Non, si sa supérieure avait mis la main une fois sur cette gamine, elle serait revenue elle-même la chercher. Pendant cette réflexion, elle avait pris la poudre d'escampette. Du coup, Wayne et Vince jetèrent un regard méfiant à Emily, la prenant sans doute pour une autre adversaire, d'un genre légèrement différent de Rick & co.

Elle leur sourit également.

- Je ne lui veux aucun mal. Prenez soin de vous.

En une fraction de seconde, elle était devant Roxane, les bras écartés pour lui faire signe de s'arrêter, mais sans hostilité aucune.

- Je pense qu'il y'a comme une erreur sur la personne. Ma commanditaire est peut-être selon certains critères une...une "connasse" - elle avait hésité à prononcer le mot, et l'avait lâché du bout des lèvres - mais elle s'appelle Donowho.

Derrière, Wayne et Vince aidaient Jules à se relever, et commençaient à s'approcher des deux mutantes qui s'étaient donc éloignées. La bande était encore sous le choc, la seule qui parlait était la fille qui invectivait Roxane d'injures : à cause de son cri, elle avait lâché son téléphone portable, qui s'était exactement encastré sur un caillou pointu.

Les petites cannes de Roxane ne l'avait pas portée bien loin. L'ado pila net en apercevant l'inconnue devant elle.

"Merde." lâcha-t-elle en se frappant le front de la paume de la main, avant de scruter les alentours à la recherche d'une échappatoire. L'air toujours méfiant façon renard traqué, elle écouta les explications de la femme.

"J'connais personne de ce nom-là..." grommela la jeune fille. Etait-ce une bonne ou une mauvaise chose ?

"Votre... commanditaire ? Vous êtes quoi, une tueuse à gages ?" demanda finalement Roxie, une note d'appréhension dans la voix. Si c'était le cas, vu la vitesse à laquelle se déplaçait cette femme, elle était plutôt mal barrée. Qu'avait-elle bien pu faire pour se mettre cette Donowho à dos ?

La blonde leva les yeux au ciel, cherchant à se remémorer ses dernières incartades. C'était peut-être un coup de son beau-père. Ca ça aurait fait un chouette scénar de polar, du moins si elle n'avait pas été la victime.

Elle tourna la tête vers le trio de Wayne, surprise que les garçons se portent à sa rencontre. Au moins, la baston semblait au point mort. Néanmoins elle ne doutait pas que Rick reviendrait à la charge un autre jour plus favorable pour sa bande. Non, à part ce début de bagarre, Roxie ne voyait pas ce qu'elle avait pu faire pour qu'un contrat pèse sur sa tête blonde d'angelotte. Une gosse en fugue n'avait rien à se reprocher.

"Qu'est-ce que vous me voulez ?" demanda-t-elle finalement, guettant le moindre signe annonciateur de sa mort imminente ou de son retour en prison sans passer par la case départ.

Emily avait réussi à calmer le jeu. Elle appréhendait légèrement que la gamine se remette à crier, et si c'était le cas, elle avait visualisé un panneau publicitaire derrière lequel se réfugier, mais ses craintes ne se confirmèrent pas. Wayne & co s'approchèrent, mais restèrent à distance, à son grand soulagement.

Elle alla s'asseoir sur un gros rocher informe d'une soixantaine de centimètres de haut situé juste à côté de la route, et tapota sur la place à côté d'elle, espérant que Roxane prendrait elle aussi ses aises.

- Je ne te veux aucun mal, seulement te faire une proposition.

Elle réfléchit. Tueuse à gages ? Non, elle n'en était pas une. D'ailleurs, elle espérait que Lily-Rose ne lui demanderait jamais de tuer quiconque.

- Je m'appelle Emily Wong. Tu as du t'apercevoir que j'étais moi aussi une mutante. En réalité, je recherche - sur les ordres de Mrs Donowho - de jeunes gens dotés de pouvoirs afin de leur offrir un abri et la possibilité de développer leurs aptitudes en toute quiétude.

Elle s'interrompit quelques secondes pour laisser le temps à toutes les informations d'être intégrées.

- Ma patronne a aussi un objectif encore plus secret. Elle a réussi à infiltrer les Pères Fondateurs, et souhaite mener une opération d'envergure afin de les mettre hors d'état de nuire. Et pour cela, elle compte sur les recrues. Donc sur toi, éventuellement.

Elle s'aperçut qu'elle tutoyait naturellement Roxane, alors qu'elle ne la connaissait pas, et qu'elle avait beaucoup de mal à le faire traditionnellement. Peut-être une question de gène du prof qui s'activait.

- Je te propose donc officiellement de rejoindre l'Institut Xavier, discrètement installé à Chicago pour le moment. Tes parents et toi n'aurez aucun frais. Si tu acceptes, je te ramène, et si tu refuses, je ne te casserai pas la jambe en guise de représailles.

Roxie pinça les lèvres d'indécision. Cette femme n'avait pas l'air méchante, et le fait de la savoir mutante elle aussi, avait tendance à la mettre en confiance. Juste un peu. C'était bête et sûrement trompeur, mais c'était le genre de sentiment viscéral que devait éprouver des frangins qui se découvraient frangins pour la première fois : c'était un sentiment troublant d'appartenance biologique à un tout. Pour elle qui n'avait jusqu'à ce jour appartenu qu'à un groupe fourre-tout social d'ados marginaux, c'était assez nouveau. Ce n'était toutefois pas suffisant pour que la petite aille docilement s'installer à côté d'elle pour parler chiffons.

La jeune fille resta où elle était et se contenta de laisser tomber son baluchon par terre. La présence de Wayne, Vince et Jules était rassurante, en un sens. C'était comme de garder la pointe du pied sur le carrelage de la piscine devant la fosse du plongeoir. Et pourtant, Roxie ne pouvait s'empêcher d'être intriguée. Cette bonne femme était quand même venue dans ce bled paumé pour lui parler. Et elle n'était apparemment pas une VRP, ou alors une VRP comme dans Very Rapid Person.

Elle écouta ce que la dénommée Emily avait à lui dire, incrédule.

"Wow." lâcha-t-elle finalement. "Vous êtes sérieuse ?" demanda-t-elle.

Elle avait bien entendu parler des Pères Fondateurs aux infos. Elle était à la fois surprise et impressionnée que des personnes cherchent à les contrer, des congénères qui plus est. Roxie venait de passer du polar au film d'espionnage en quelques secondes. Cette Emily était en quelque sorte un soldat de l'ombre. C'était plutôt cool.

"Vous... vous voulez dire que vous êtes des sortes de... super-héros ?" s'enquit-elle en tournicotant pensivement une mèche de ses cheveux autour de son doigt.

Devant la proposition de l'Asiatique, elle ne put s'empêcher de s'imaginer entourée de jeunes avec lesquels elle aurait au moins un point, un gène en commun. Elle se projetait sur cette vie d'être exceptionnel à l'existence significative. A cette pensée, elle tourna de nouveau la tête vers Wayne. A l'échelle de son lycée, l'adolescent figurait certainement parmi les élèves exceptionnel, quoiqu'en dise Rick. Mais ce qu'Emily lui faisait miroiter allait bien au-delà de la célébrité. Néanmoins, un détail la chiffonnait.

"Mais je comprends pas, comment vous m'avez trouvée ? Je veux dire, on est au fin fond du trou du cul du monde... Et c'est pas moi qui le dit hein, même les mecs d'ici le pensent."

Emily hocha simplement la tête pour dire que, non, il n'y avait pas de caméra cachée, oui, elle disait la vérité, non, il n'y avait pas de piège. Du moins, elle espérait que toutes ces informations passent d'un seul coup. Pour faire bonne mesure, elle précisa simplement :

- Si je te voulais du mal, je t'aurais enlevée sans même que tu t'en rendes compte. Et tes camarades ne se seraient aperçus de rien non plus.

Elle trouvait sa justification plutôt logique, mais ne s'y attarda pas. Il y'avait des questions bien plus importantes que son honnêteté intellectuelle. Elle, un super-héros ? Elle ne s'était jamais posé la question sous cet angle. Si un héros était une personne adulée par le peuple pour ses actes de courage, alors elle n'en était pas un, c'était même tout l'opposé. Son seul sauvetage lui avait collé une réputation d'indésirable sur deux continents.

- Pas encore, puisque personne n'a eu vent de notre existence, et que nous sommes en phase de préparation. Mais si tout se passe bien, alors oui, nous serons des sortes de super-héros. Et toi aussi, si cela t'intéresse.

Elle sortit de son sac une paire de lunettes de soleil et les cala dans ses cheveux. Elle n'allait pas tarder à devoir rentrer. Un peu plus loin, les bande anti-Wayne commençait à s'agiter de nouveau, mais n'osait pas s'approcher. Les trois cibles non-mutantes visées étaient d'ailleurs légèrement inquiets, sans doute envisageaient-ils les conséquences de cet après-midi pour leur futur.

- Et pour tout te dire, je ne sais pas exactement comment je t'ai trouvée. On m'a dit de venir ici, à cette heure, en me précisant qu'il y'aurait un mutant qui pouvait correspondre au profil que nous recherchons. Une vision de l'avenir qu'on m'aurait transmise. Mais ce n'est pas moi qui l'ai vécue.

Elle s'interrompit. Cette histoire de flashs la perturbait, et elle n'était pas certaine d'envisager parfaitement tout ce que cela impliquait. Elle préférait donc ne pas trop y penser.