01.02/06.L.Old School. Détallons, Achille !

À grandes enjambées olympiques, Gregory rejoignit sa voiture, qui était garé à une vingtaine de mètres du Old School, s’assit sur le siège conducteur et sortit, sur un geste impatient, une flasque pleine de whisky. Il sirota ensuite son godet, élaborant dans sa tête diverses stratégies d’excuses pour justifier son emportement. Un cafard rampa sur le tableau de bord. Gregory plongea son index en direction de l’insecte et l’empala sur son ongle. Il regarda la créature agoniser puis, lassé de la voir ainsi gesticuler, l’enfonça dans sa flasque, qu’il termina ensuite d’une gorgée bien sonore.

Gregory se flagella l’esprit d’une culpabilité étrangère à ses habitudes. Désorienté, perdu dans ce paradoxe comportemental, le jeune homme ressassait son attaque, trouvant son agressivité archaïque et imaginant, depuis cette singulière épiphanie, diverses excuses pouvant justifier une telle démonstration de violence. Il se méprisait, se considérant guère plus évolué qu’une bête sauvage. Pourquoi s’avilissait-il si promptement au carnage lorsque, à la lumière du dialogue, une simple explication aurait suffit à apaiser la situation ?

Il avait bondi sur Luz pour défendre Timour. La mutante, loin de se laisser déstabiliser, parvint, en l’aveuglant, à éviter son attaque, prolongeant ainsi son existence de quelques précieuses années. Cette amitié soudaine, cet élan fraternel qui guida ses crocs assoiffés, éveilla un soupçon qui, très vite, devint la certitude d’une caresse empathique. Il n’était pas le seul responsable, mais, ne possédant aucune preuve susceptible de le disculper, il lui fallait obtenir la confession du martien afin de convaincre son jury. Il connaissait bien trop ce pouvoir pour se laisser berner plus longtemps et, animé par une vindicte enragée, Arkin se jura de redresser le tord en sermonnant d’un poing virile la gueule railleuse du freluquet.

Bien qu’il se considérât comme un monstre, il s’enorgueillit de ces fallacieuses manies qui lui venaient naturellement, laissant échapper, aux yeux du badaud hâtif, ces affectations précieuses, caractéristiques du riche déchu cherchant à justifier sa disgrâce. Il fixa son regard sur le rétroviseur, s’aperçut, alors qu’il se détaillait, de l’amputation de sa cravate, ce qui ne manqua pas d’ailleurs de l’irriter. Cette perte ravivait sa colère à l’égard de ce lutin grisâtre, admiratif d’un autre à défaut de pouvoir surmonter son apparence pittoresque. Il but une autre gorgée depuis la bouteille source, puis une troisième, et acheva la quatrième lorsque, certain d’avoir ingurgité une quantité suffisante d’ivresse, il se leva et prit la direction du Old School.

C’est ainsi que, une fois sur le parvis du bâtiment, il sentit l’odeur perfide de Cupidon. Son sang ne fit qu’un tour, sa vengeance serait retentissante. Il suivit l’effluve et arriva sans grande difficulté sur le toit où il trouva son ennemi accoudé au muret. « Hé ! cria l’Anglais avec rage, ton pouvoir ne serait-il pas empathique ? » La silhouette inquiétante s’avança vers l’Azéri bien déterminé à lui trancher la gorge. Mais, alors qu’il se pensait mû par une colère assassine, c’est un sentiment de pitié qui s’empara de lui. Il n’y avait aucune gloire, aucune fierté à lacérer un être aussi chétif que ce garçon déjà puni par la nature. Répondant à son instinct, et prenant soin de ne pas le toucher, il serra les poings et fit face à Timour dans toute sa supériorité verticale. « T’as une vingtaine de secondes pour te justifier, après quoi je t’éclate la gueule. »

En écoutant les excuses maladroites de Timour, Gregory sentit sa colère disparaître. Bien qu’il ne crût que partiellement les explications du petit homme, l’Anglais ne parvenait pas à se défaire de ce sentiment de compassion qu’il éprouvait face à un corps si frêle, si émaillé, qu’une brise insignifiante en triompherait d’un souffle. Il recula d’un pas, puis d’un second.

« À l’avenir, lâcha-t-il sur un ton moralisateur qui ne lui correspondait pas, ne trafique plus mes émotions, où, si jamais nécessité l’exige, abstiens toi de me soutirer mes secrets de famille. »

Il laissa planer un silence. Le léopard cherchait chaque information qu’il eût laissé filtrer et se rassura lorsque, se souvenant de ses paroles, il réalisa n’avoir rien dévoiler sur la vindicte de Chimère. Il s’enorgueillit même d’avoir conserver cette dignité archaïque consistant à préserver le secret d’autrui.

« Tu as une dette envers moi, reprit-il, car je ne peux pas t’épargner sans me reprocher une mollesse peu familière à mon sang. »

Il regarda son interlocuteur avec tout le mépris d’un homme à terre et, d’un geste, balaya sa colère qui ne ferait qu’envenimer une situation déjà embarrassante.

« Tu vas m’aider à présenter mes excuses aux autres… Ça ne fait pas partie de ton remboursement, c’est juste, de ta part, un gage de bonne foi. »

La physionomie du mutant exprimait cette patience jupitérienne qui, face à un refus, se transformait en catastrophe antique.

Les paroles fusaient à une vitesse étonnante. Visiblement, le martien compensait sa petite taille par un débit de langage digne des plus fervents évangélistes. Les excuses formulées, plus empreintes d’usage que de sincérité, suffirent à clore l’incident. Arkin n’entrevit aucun profit à le prolonger, aussi préféra-t-il s’en remettre à sa patience, une grâce inhabituel à son tempérament sanguin, mais salvatrice, pensa-t-il, dans son introduction au Old School.

« Ne mentionne plus ma sœur. »

Une lueur terrible éclata dans l’œil de l’Anglais ; la simple évocation d’Alicia, même dans les termes les plus élogieux, lui paraissait une injure à sa mémoire si la parole provenait d’une bouche aussi volubile que celle de Timour. Il décora l’argumentaire du plaignant d’un geste hautain et répondit :

« Je me moque de tes excuses, ou des conséquences engendrées par ton pouvoir. Si, à l’avenir, tu m’encombres d’une émotion que je n’ai pas naturellement ressentie, je t’emmènerai chasser pour que tu me serves de proie. »

Il souffla un temps, se faisant violence pour contenir son poing.

« Moins vite ! Je ne comprends pas ! »

Gregory ne parvenait pas à faire sens de toutes ces histoires de tuteurs, de héros, de directrice, de trahison ou d’Alex, qu’il ne connaissait pas, puisque ce dernier avait troqué le « bonjour » pour le somnifère.

« Walentyn n’est pas là, il secoure Emily, captive des Pères Fondateurs ? Et tu reproches aux autres de ne rien faire ? Heureusement que tu es là pour manifester ton inquiétude ! »

L’anglais ne put s’empêcher d’émettre un rire moqueur en voyant ce petit bout de viande grise bouillir de colère.

« Tu blogues ? »

Le rire gagna en intensité et, dès lors, ponctua sa parole.

« Quel bras droit de fer tu fais ! Tu frappes avec tes doigts au lieu de te servir de ton poing, et tu prétends aider ton modèle qui, se moquant des règles, car je ne peux supposer que la directrice, son alliée, approuve son geste, sinon elle l’aurait suivie, est parti rechercher la demoiselle en détresse malgré la citadelle inébranlable des Pères Fondateurs ? Voici mon conseil : si, comme tu le prétends, Walentyn est ton héros, imite-le, rassemble tes affaires et part le soutenir. Hell ! Je suis même prêt à t’aider, car je ne suis certainement pas venu pour me ridiculiser en excuses et je m’ennuie déjà à l’idée de frapper à la porte de la verdâtre. Je préfère remettre ça à plus tard. »

Sa proposition faite, il regarda l’Azéri et attendit sa réponse. Il jugerait bien de la valeur du bonhomme en fonction de ses prochaines paroles.

Un sourire narquois illuminait le visage de Gregory. D’une mine moqueuse, il écoutait la plaidoirie de Timour dont les arguments, justifiés par ce délire auto persuasif qui illustrait si bien le personnage, ne contenaient aucune substance de sincérité. L’animorphe croisa les bras, caricaturant Timour dans toute sa superbe.

« Je ne me moque pas de Roxie car, Dieu m’en préserve, je ne la connais pas ! »

Cette assurance, ce flegme propre aux caractères anglais, se perdait momentanément dans une odeur de vieux whisky. L’ivresse n’est pas chose innocente, et elle se montre parfois sous la forme d’une hilarité cruelle. Arkin, loin de contenir son mépris, l’exacerba sous une pluie de raillerie.

« Tu espionnes ! Ha ! tout s’éclaire, et moi qui m’apprêtais à te taxer de poltronnerie alors que, bien au contraire, tu es un brave ! Un brave immobile et bloggeur, qui possède non seulement l’audace du confort, mais aussi, et surtout, l’éloquence du canapé. »

Soudain, Arkin se saisit du hamac, dont le mouvement agaçait ses névroses, et le fit passer par dessus sa tête, lui permettant de s’approcher un peu plus de son interlocuteur.

« Quand on t’ordonne de ne rien faire, ma foi, c’est que tu n’es bon à rien. »

Le visage entier de Gregory devint une figure de méchanceté. Hautain, il regarda l’enfant, lui tourna le dos et s’en alla s’accouder au muret. Ignorant alors sa présence, il espérait que son attitude dégagerait ce mépris qu’on put avoir les plus braves pour les plus modestes. En vérité, il comprenait le désir muselé de Timour d’assister son modèle, de venir en aide à son mentor et qui, enfermé dans son âge et dans sa difformité, devait se contenter des miettes de dignité pour préserver son honneur.

« Diable, dit-il pour lui même, mais assez fort pour que Timour l’entende, n’existe-t-il plus d’honneur dans ce monde de lâche ? »

Gregory écoutait sans sourciller les hauts-faits de Timour. L’Azéri cherchait désespérément à ressembler à son modèle, et l’accusation gratuite d’un illustre inconnu parvenait à l’ébranler dans ces délires mimétiques. L’Anglais ne s’en réjouit pas longtemps. Il voyait dans son attitude puérile une mesquinerie de ménagère, une cancanerie de vieillarde curieuse qui, cachée derrière un rideau, épie ses voisins, espérant surprendre un geste condamnable qui lui donnerait matière à débattre avec le boucher. Ha ! Il regrettait déjà ses paroles, sa méchanceté. Ce n’était pas son caractère d’attaquer avec les mots, il préférait la sincérité du poing, l’honnêteté de ses crocs. En agissant ainsi, il ressemblait à son frère, à Zachary, ce maître de la manipulation qui prenait plaisir à ridiculiser ses frères.

Puis, il crut qu’on allait mentionner sa sœur. Il tiqua. Son regard brûla d’une flamme assassine. Sous l’emprise de Timour, il laissa échapper le drame qui bouleversa sa vie, et s’il ne se reprochait pas la mort de sa sœur, il regrettait sa vengeance. Steve y avait perdu la vie, un sort qu’il ne méritait pas. Par excès de bon sens, Timour retint ses paroles, condamnant Arkin à jouer le mauvais rôle jusqu’à la fin.

« Écoute, je… »

Les excuses refusaient de sortir. Ce n’était pas dans sa nature. D’ordinaire, le mutant assumait ses actes et ses paroles, même lors de sa jeunesse où, rallié à la cause anti-mutante, il maltraita de nombreux innocents. Mais il lui fallait vivre avec eux, cohabiter avec cette communauté guerrière qui affrontait des terroristes dangereux.

« Je ne pensais pas mes parole. » Marmonna-t-il de façon presque inintelligible en regardant l’Azéri d’un air sincère.

« T’es un bon gars, dans le fond, même si un jour prochain tu risques de décompenser. Je ne me suis pas battu contre les Pères Fondateurs, tu dis vrai, et je suis complètement dépassé par les évènements. En vérité, pour quelqu’un d’aussi, il hésita à dire frêle mais s’abstint, jeune, et j’espère en pleine croissance, tu ne manques pas de cran. Tu défends une cause et tu n’hésites pas à mettre ta vie en péril, tandis que moi, ce n’est que pour me cacher que je suis ici. Si j’attaque, c’est par colère et non par bravoure. Je suis mal placé pour te faire la leçon, crois moi. C’est juste que tu m’as un peu planté mon entrée, et que j’ai peur maintenant de parler aux autres car ils doivent me prendre pour un psychopathe. Je voulais te blesser, c’est fait, je m’excuse, voilà c’est dit ! »

Il prononça cette dernière phrase avec la majesté d’un roi qui s’abaisse à récompenser un de ses sujets. Outre l’orgueil du jeune homme, le sentiment était vrai ; s’il se trouvait sur ce toit, et s’il n’avait pas tué Timour, c’était uniquement parce que sans lui, il n’aurait personne à qui parler. Finalement, le martien avait réussi, il était devenu, par défaut, son meilleur ami.

La diplomatie jouissait pourtant d’une réputation flatteuse. Les plus éclairés et les plus sages prônent toujours cette approche lors de tensions quelconques, préférant la paix à la guerre, la vie à la mort. En imitant ces monstres de tempérance, Gregory pensait naïvement se défaire des jugements hâtifs. Or, s’il perdit sa réputation d’enragé, il s’en accabla d’une nouvelle : il était devenu l’ivrogne, l’amoureux de la bouteille qui embrasse le goulot avec la ferveur de l’amant. Quoiqu’il pût surmonter cette image de buveur, la comparaison avec le vieil oncle de Timour, qu’il supposait médiocre, acheva son orgueil.

L’ego est une chose admirable. Il permet, chez les gens d’esprits, de gravir ces Olympes interdits, d’escalader, avec les cordes du Narcisse, les obstacles du monde, les barrières du commun ; cet amour vulgaire devient, lorsqu’il se porte à son paroxysme, un moteur d’une puissance terrible qui, dans un vrombissement de génie, porte aux nuées l’homme nourri d’ambitions. Être comparée est déjà une chose désagréable pour quiconque a l’audace de s’apprécier, mais lorsque cette pesée s’opère sur le critère de l’ivrognerie, elle devient une insulte si forte qu’elle détruit l’homme dans sa fierté. Gregory devint pâle, et l’on ne saurait dire si c’était de colère ou d’abattement…

« Je ne bois pas tant que ça… »

Se contenta-t-il d’affirmer sur un ton d’innocence tandis que Timour, face à lui, croisait les bras et gagnait en assurance. Bourré ! Ce mot flotta dans son esprit, susurrant l’idiome selon lequel la boisson n’a de valeur qu’à travers l’ivresse qu’elle procure. Il tolérerait l’affront, il supporterait l’insulte, mais il défendrait l’ambroisie avec la verve d’un pilier de bar prit dans le torrent d’une élection présidentielle.

« Hé ! Quoi ! Je ne suis pas ivre ! J’ai bu, je le concède, mais pas assez pour imputer mes fautes à Chivas, dusse-t-elle m’en coûter ton pardon. Son ivresse est douce, tendre, elle hallucine le regard et le laisse entrevoir sa bravoure ; elle est la clé des portes fermées à la sobriété, le passage secret des contrées interdites. »

Certain d’avoir défendu sa cause, il écouta la stratégie de Timour avec attention. Il possédait une arme secrète : Roxie, dont il vantait les mérites comme il l’eut fait d’un vent de Walentyn.

« Je m’en remets à toi… Je peux entendre les griefs d’une écolo à mon égard, mais je n’encaisse aucunement ses idées de verdures. Je présenterai mes excuses car je suis un homme d’honneur, et si je n’obtiens pas son pardon, je m’en dispenserai. »

Il regarda fièrement Timour, lui laissant entendre, par ce coup d’œil piqué d’orgueil, que l’intention suffit à pardonner.

Timour complimenta la diction toute anglaise du jeune hybride qui, enorgueillit de ses manières, trouva l’éloge juste et bien amené ; la comparaison avec un certain fabuliste fut donc accueillie avec fausse modestie et c’est sans détour qu’il récompensa la louange par un sourire.

« Je ne te pensais pas poète, dit-il à Timour, et ma foi, tu as bon goût. »

L’inconvénient des familles fortunées, comme d’ailleurs la moindre affiliation mondaine, est cette importance du paraître, critère primordial si l’on veut éblouir, à défaut de savoir briller. Aussi les dispositions physiques, les manières, les excentricités délicates, le langage, enfin, toutes ces petites choses pleines de frivolités priment sur le fond, la pensée et la substance. On trouve donc, chez ceux qui se nomment la haute société alors qu’ils ne sont que les embastillés de la bêtise, ces caractères pleins de préciosités et d’élégances, mais sans saveurs et sans intelligences.

Arkin n’échappait pas à la règle de sa caste, et bien qu’il disposât d’une intelligence honnête, elle n’excédait que rarement la surface et se laissait embourber dans les plus vastes vacuités. Alors, lorsque Timour mentionna une nouvelle fois la fameuse Roxie, Gregory, le cœur remplit d’une appréhension prudente et légitime, souffla de dépit, pensant qu’un autre caractère excentrique serait source de disputes. L’Anglais se saisit de l’oreillette et la mit à son oreille, se prêtant au jeu de détective qui semblait réjouir l’enfant.

« Tu sais comment ça marche ? » Demanda-t-il piqué de curiosité par la simple mention des X-Men.

« Dis-moi, pourquoi tant d’hostilité envers la directrice ? Je ne la connais pas, aussi je me moque bien de son honneur, mais il me semble qu’elle ne peut pas être si mauvais puisqu’elle s’oppose à ces fanatiques. »

Gregory fut contraint de l’admettre, la compagnie de Timour n’était pas si désagréable. On pouvait même, si l’on s’habituait à l’incohérence de certaines paroles, entretenir une conversation normale et passer un moment amusant. Il tâtonna sur son communicateur et chercha un bouton sans grande conviction.

« Je ne sais pas ce que tu espères achever avec ça…» Répondit le jeune homme qui pensait qu’un talkie-walkie, quelque soit l’époque, ne saurait pas d’une grande aide dans des recherches archéologiques .

Ce n’est donc que d’une oreille qu’il entendit la prétendue trahison de la directrice. Cette affaire commençait à éveiller son intérêt. Bien qu’il ne fût pas une bête curieuse, Gregory, se sentant redevable envers Chimère, souhaitait se mettre à jour sur son compte et l’assister autant qu’il le pouvait ; l’homme était secret, il paraissait le genre à conserver ses problèmes et à les résoudre par ses propres moyens. Mais il lui devait et sa vengeance et sa vie. Aussi enfreindrait-il sa volonté s’il y trouvait l’occasion de régler sa dette.

« Tu restes cryptique. Écoute, je ne vais pas attendre que ton amie m’explique les évènements récents quand tu es tout à fait capable, ou presque, de t’exprimer. Walentyn est ton ami, mais je lui dois beaucoup. Juste, explique-moi cette affaire de trahison, que je sache au moins appréhender la directrice. »

Il marqua un temps, puis reprit sur une tonalité de feinte sagesse :

« Imagine que ce serpent vienne m’entretenir des évènements récents, et qu’elle déguise sa trahison sous la robe d’une habile stratégie, je risque d’accréditer sa version à défaut de connaître la tienne. Je comprends ta parano, mais je ne peux pas te croire sur parole sans prendre les précautions nécessaires. Ha ! Essaie de murmurer le secret dans l’oreillette, c’est un vieux modèle, il n’est certainement pas sur écoute. »

Et il regarda Timour courir et danser jusqu’à l’autre bout de la terrasse avec un sourire amusé. Il suivit ensuite ses instructions, appuya sur le bouton et entendit le clic.

« Tu m’entends ? » hasarda-t-il en lui tendant le pouce en réponse à son geste.

« Tu es sûr que tu ne fais pas de poésie ? Ou de chanson ? Parce qu’à te voir courir, tu as le rythme dans la peau. »

Gregory écouta d’une oreille attentive le récit qui lui fut conté et réalisa alors l’étendu d’une telle organisation. Il ne s’agissait pas d’affronter seulement un ennemi puissant, il fallait aussi prendre en considération les intrigues internes, accumuler des informations et en disposer selon les besoins de son ambition. L’intrigue était une chose maîtrisée par l’Anglais qui, du haut de sa tour d’ivoire, affronta mille stratégies visant à le disgracier aux yeux de son père. Il pensa notamment à Zachary, l’aîné des Arkin, homme habile qui parvenait à étreindre d’une main tandis que l’autre s’achemine vers le poignard.

La trahison de Lily-Rose connut donc une plus grande attention que les autres évènements. Il existait, niché dans le cœur du jeune homme, une âme chevaleresque, chose inutile lorsqu’on parcourt la réalité, qui criait justice et ordonnait réparation. À ce moment précis, sa loyauté fut tout accordée à Chimère.

Qu’importent les raisons logistiques, les responsabilités humaines ou la prudence salutaire, lorsqu’un ami affronte les flammes de l’enfer, on s’immole sans attendre vers les cercles infernaux.

Citation :

Je comprends mieux… Comment peut-elle ainsi paralyser ses troupes lorsque son amie court un si grand danger ? Bah, la directrice est une perfide. On n’abandonne pas ses amis aux mains de l’ennemi, je n’en reviens pas qu’elle puisse ainsi laisser Chimère risquer sa vie seul tandis qu’elle se la coule douce à bailler aux corneilles. Je comprends ta frustration

Il n’avait pas de question à poser, le récit de l’Azéri était étonnamment clair. Il souhaitait juste se rendre plus utile, agir, car rester ici à remettre en état un matériel désuet lui faisait sentir l’étendu de son impuissance. Et puis, la faim commençait à se faire sentir. L’appât du sang n’est pas une chose que l’on peut impunément oublier sans risquer de graves conséquences.

Citation :

Merci pour le récit, je crois être au courant de tout maintenant. Les oreillettes fonctionnent bien. Hey ? Tu as trouvé autre chose lors de tes recherches ?

Décidément, Timour lui devenait de plus en plus indispensable. À cette pensée, il souffla dans le micro, amusé par la tournure qu’avaient prise les évènements.

Timour interrompit ses gesticulations pour converser par SMS avec Roxie. Gregory comprit, à le voir gesticuler aussi nerveusement, que le garçon trouva dans ce message quelque chose d’embarrassant. Peut-être appartenait-il à ces nostalgiques d’un monde révolu, mais l’Anglais regrettait l’emploie plus élégant, plus appliqué des lettres manuscrites. Il existait, il le supposait du moins, car il n’avait pas eu la chance de vivre durant ces époques d’ignorances, un engagement intime dans l’écriture d’une lettre, une sorte de sacrifice au moment où la plume gravait sensiblement l’encre sur le papier ; il ne subsistait alors, de cette confession des plus secrètes, qu’un seul exemplaire, source de nouvelles depuis longtemps espérées ; et ces quelques pages, ces maigres lambeaux de celluloses, contaient à son destinataire ces moments de vie dignes d’être protégées dans l’ombre d’un tiroir de bureau. Or, le SMS, dont le nom à lui seul transpire l’inélégance de la modernité, conserve et duplique automatiquement ces conversations futiles, ces épaisses tranches de rien dont se repaît le glouton qui jamais n’a connu la faim.

Pourrait-on aujourd’hui imaginer Valmont pianoter sur un téléphone son amour éternel tandis qu’il souffle à peine l’étreinte d’une libertine ? M. de Voiture, fils d’un vulgaire marchand de vin, aurait-il obtenu sa place sur l’Olympe de la postérité s’il n’eut été si habile, si délicat dans la rédaction de ces lettres colorées ? Enfin, le cœur Anglais du jeune homme s’arrêta sur la Nouvelle Héloïse et son amour interdit. Il connaissait cette œuvre, et il s’en attendrissait encore à chaque lecture. Et de se voir supplanter ainsi par une sorte de rectangle sans odeur, d’être reléguer au rang de spectateur muet qui n’a d’autre choix, par excès de courtoisie, que de contempler l’interlocuteur converser avec une autre immatériel, le précipitait dans une amertume difficile à supporter.

« Tant mieux, cracha-t-il lorsque Timour jugea opportun de lui adresser la parole, en plus d’être indigne à ta conversation, je ne suis pas assez effrayant pour marquer les mémoires. »

Il faut essayer de comprendre cette amertume avant de se précipiter vers une condamnation hâtive. Gregory était, comme tout enfant de la modernité, habitué aux interruptions téléphoniques, et il n’en comprenait l’attrait que trop bien. Mais le sacrifice de ce moment pieux, de ce rituel où l’homme s’attable pour marquer à jamais une pensée, un sentiment, méritait d’être conservée et non de sombrer ainsi sous les fondements d’une communication sobre d’orthographe et de style. Il ravala sa bile, et ne se sachant que trop d’un autre siècle, il attendit patiemment la question de Timour.

Il arqua un sourcil et grimaça devant une telle audace. On l’interrogeait sur sa vie intime, et elle n’avait rien de reluisante, pire encore, sans le regard du père, il n’existait plus la nécessité du mensonge et de la dissimulation. Les souvenirs de sa dernière nuit à Londres revinrent à la surface, lui redonnant goût à ses ébats où hommes et femmes se partagèrent son lit. Durant ses vingt-et-un ans d’existence, une seule femme s’empara de son cœur. Il s’en souvenait comme le Comte de la Fère regrettait sa Milady. Elisabeth Winter ne méritait pas que l’on se souvînt de son nom, elle ne devait jamais refaire surface. Il préféra alors s’étendre sur ses relations sexuelles, plus nombreuses, plus vastes, plus excentriques. Mais comment amener la chose sans se soucier du jugement de l’autre ? Comment dire la vérité lorsqu’elle est trop immonde pour être entendu par une braguette scellée par les cicatrices de la mutation ?

« Je n’ai aimé qu’une fois, commença-t-il, certain que la conversation serait longue et laborieuse, mais j’ai connu autant de femmes que d’hommes. Mes ébats n’ont rien de romantique, et je risque fort de te décevoir dans ce domaine, car s’il existe créature plus corrompue en ces matières, je ne la connais pas. J’aime la chair, autant pour ses étreintes que pour ses passions, et bien que j’aie exploré nombre de ses caresses, il me tarde d’en découvrir de nouvelles. »

Il marqua une pause, toisa Timour pour déchiffrer ses réactions, et reprit :

« Chez les femmes, j’y trouve un orgueil. Il n’existe pas de créature plus fier et plus dévouée que ce sexe étrange. Elles sont la déraison de l’amour, la flamme de la passion. L’homme, s’il est capable d’aimer, ne connaitra jamais cette ferveur sincère qui anime et bouillonne leur cœur. Il arrive même qu’elles capitulent au lit pour satisfaire la fierté de leurs amants, mais ce sacrifice étant donné pour la plus noble des émotions, elles n’en ressortent que plus fière. Je pense qu’il est plus difficile, dans ce monde, d’être femme que homme. Ne te méprends pas. Je ne songe en rien à ces revendications d’équités sociétales barbantes pour mes tristes neurones, non, j’entends ici la faiblesse de corps, l’argument du Neandertal tout autant que celui de l’Homme. Étant plus faible, la femme maîtrise le territoire du cœur, et lorsqu’on parvient à ravir le sien, on peut s’enorgueillir d’une bien grande conquête. Plus la femme est grande, plus l’orgueil est grand.

Je me souviens d’une fois, alors que je fréquentais depuis quelques semaines une ventriloque qui se produisait dans un petit théâtre, où toute la magnificence de la femme m’était apparue. J’avais alors dix neuf ans, et j’étais ivre d’hormones. Une nuit, je lui demandais qu’elle forge la voix d’un amant cocufié criant de derrière la porte. Ha, ce souvenir est délicieux, et si un jour tu trouves une femme de ce talent là, je t’intime à l'essayer !

Pour les hommes, je ne peux vraiment dire avec certitude qu’elle émotion j’en retire, mais elle n’est pas avare en bestialité. J’ai moins d’expérience, mais au nombre de mes conquêtes, je peux t’affirmer que rien n’est plus animal. Ils ont cette virilité qui se transforme subitement en tendresse et où l’on peut lire toute la fausseté du guerrier. Rien n’est plus enivrant, si ce n’est la femme, où encore, les deux à la fois, mais c’est une autre histoire. »

Arkin regarda avec un sourire amusé le visage de Timour. Il répondit de la façon la plus sincère possible, en éliminant juste les détails scabreux, qu’il lui conterait une autre fois s’il l’exigeait. Sans la crainte du ressentiment de Duncan, son père, le jeune homme pouvait parler librement et délivrer sans détour l’étendue de sa débauche. Il venait de réaliser toute la liberté que lui conférait la disgrâce patriarcale. Il était libre. Mais à service rendu, il devait obtenir un retour, aussi, avec simplement deux mots, il rejeta la balle dans l’autre camp et attendit une réponse tout aussi sincère :

« Et toi ? »

Arkin n’était pas dupe ! Si l’on pose ce genre de question, ce n’est pas la réponse que l’on cherche à connaître, mais une partie bien précise.

« Tu veux des conseils pour séduire Luz ? À ta façon de la protéger, elle est plus qu'une simple amie, je me trompe ? »

Le virginal Timour paraissait étonné de cette abondante luxure. Pourtant, il ne s’agissait pas d’accumuler les triomphes, de renflouer un ego amoindri par les impératifs patriarcaux, ou de vanter par quelques tirades fanfaronnes ses prouesses inégales et parfois hasardeuses. Non, en se jetant dans le bain de la débauche, le jeune homme recherchait l’anesthésie des sens, l’abandon de l’esprit au service du corps. Il brisait les interdits, se confrontant sans cesse aux puissants miradors de la bonne morale. Et c’est avec ce flegme de l’amant éreinté qu’il abordait toutes ces questions relatives aux coïts enivrés ; il ne désirait pas s’abandonner au couple, mais s’extraire de la masse en tant qu’individu libéré des saintes reliques du corps.

« Ho non ! Répondit-il à l’intervention audiovisuelle de son jeune disciple. Toute fiction n’est pas envisageable sans un fond de vérité. Je n’ai couché avec un homme et une femme qu’une fois, peu avant de venir ici, alors que je me trouvais à Londres en pleine disgrâce. Ce fut un moment savoureux, je te l’admets, mais très vite je congédiais la femme pour me concentrer sur le garçon. Et l'argent qu'il m'en coûta fut la seule clé à cette nuit étrange et laborieuse. »

Il ponctua sa phrase d’un regard enflé d’une nostalgie corrompue. Arkin s’imaginait l’aube d’une émancipation des codes moraux, d’une libération des mœurs qui révolutionnera, un jour, le libertinage mondain.

« Quelle différence ? Ha, je vois… C’est une bêtise, peut-être même une broutille ! »

Il posa sa main sur l’épaule de Timour et le regarda d’un air sérieux, comme un grand frère révélant à son cadet les secrets de l’existence.

« Parviens-tu à visualiser ses paons qui s’entraînent l’hiver afin de parader leurs muscles sur les plages ensoleillées? Imagines-tu ses hommes, décérébrés, qui investissent dans le biceps afin de séduire ces pauvrettes croassant l’indifférence ? Que penses-tu qu’il advienne de cette chair tendue avec l’âge ? Elle devient flasque et boursouflée, une viande misérable qui faisande et décrépie ! Mais l’esprit, si tu le travailles assidûment, si tu le pousses vers les contrées obscures et difficiles de l’érudition, alors nulle rempart, nulle jouvencelle ne saurait résister à tes attraits. Sartre ressemblait à un crapaud, mais il dissertait comme un roi. Baudelaire, chauve, pauvre, alcoolique, se contenta de promener un homard dans les tuileries pour que nymphes et muses sombrent dans ses bras rendus faibles par l’alcool. Tu veux séduire, cite Rimbaud, chante Byron pour impressionner la crédule puis, une fois ta toile tissée, délivre en vers l’attendu pathos. Rien ne résiste à l’homme faussement cultivé, car il sait flatter l’ego, par sa simple considération, de ceux qui s’imaginent savants. »

Arkin regarda son jeune ami de cet air supérieur qu’on les gens d’expériences se permettant d’affirmer de fausses vérités avec l’aplomb du messie. Il consentit, en opinant du chef, à distribuer les oreillettes et suivit le garçon dans le Old School.