01.01/22.C.Séville - Plus qu'une randonnée

C'aurait dû être une randonnée sans histoires. Comme tous les seconds dimanches du mois, Luz et ses amies Cristina et Angelica avaient pris le bus depuis Tomares vers la forêt d'Almensilla. Cris leur avait parlé d'une clairière parfaite pour la bronzette à la belle saison, et en personnes prévoyantes, les trois jeunes filles avaient décidé d'effectuer un premier repérage très en avance. Les incendies étant fréquents dans cette région, les plans forestiers pouvaient changer du tout au tout en un rien de temps.

C'était Angelica qui s'était chargé de renouveler leur "stock", Luz étant chargée plus simplement d'amener feuilles et tabac. Leur planning était bien rôdé, ce qui leur permettait de partager presque parfaitement les frais de leur plaisir illicite.

Elles descendirent du bus sous le ciel bleu. La semaine précédente, il avait plu presque sans discontinuer, et depuis cinq jours, le beau temps frais s'était installé, pour le plus grand bonheur de Luz qui se sentait dépérir à devoir regarder tomber des cordes à sa fenêtre. Elle avait attaché un bandana bleu sombre au-dessus de sa tête, à la fois pour ne pas trop attirer l'attention sur elle dans le bus - mais les autres passagers étaient principalement des personnes âgées qui en avaient vu d'autres - et pour masquer son teint vert trop pâle à son goût. Une fois qu'elles se seraient installées dans la clairière, elle l'enlèverait pour reprendre des couleurs, et cette simple pensée la mettait de bonne humeur.

La première demi-heure de marche se passa sans d'autres soucis qu'une mauvaise lecture de ses notes par Cristina qui leur fit faire un détour dans les ronces. Luz se joignit à Angelica pour se moquer gentiment de l'exploratrice maladroite, mais elles retrouvèrent assez rapidement leur chemin.

Puis les trois jeunes entendirent des voix provenant des buissons. Curieuse, Luz fut la première à s'élancer dans les fourrés, après avoir passé sa précieuse sacoche - pour son contenu - à Cristina. Elle avança difficilement sur une trentaine de mètres avant de parvenir à la source du bruit, et son sang ne fit qu'un tour, rapide.

Deux chasseurs, l'arme à la main, se congratulaient. Entre eux, au sol, un rapace, que Luz identifia comme un Milan noir, agonisait. La jeune Espagnole avait déjà du mal à se retenir de leur jeter des pierres lorsqu'elle croisait une meute de ces sauvages partant gaiement saccager la nature aux beaux jours, mais si en plus elle les prenait en flagrant délit d'attaque d'une espèce protégée, en train de regarder mourir leur proie plutôt que d'abréger ses souffrances, elle ne pouvait que devenir violente, au mépris de sa sécurité, et du fait qu'elle n'avait pas d'arme.

- ¡ Asesinos ! Pendejos ! Vous avez pas honte ?

Elle se rua sur les deux hommes qui furent surpris pendant quelques instants. Mais son attaque souffrait à la fois d'un déficit de technique et de puissance, et elle ne put qu'administrer une grande claque à l'arrière du crâne du chasseur le plus proche d'elle, avant de comprendre qu'elle allait avoir des problèmes. Dans la foulée, elle décida de battre en retraite, sans cesser de les invectiver.

- Je vais vous dénoncer aux gardes forestiers ! Vous allez vous retrouver en prison ! Sanguinario cretinos !

Bizarrement, l'idée ne les enchanta guère, et après un bref regard et quelques mots - parmi lesquels elle crut entendre "mutante" avec un qualificatif assez peu valorisant - échangés, Luz comprit qu'elle avait fait une erreur : elle aurait du les dénoncer sans se faire remarquer, et tout se serait parfaitement passé. Là, elle devait éviter de les amener vers Cris et Angelica, et partit donc en courant dans la forêt, dans la direction opposée à celle où elle était arrivée.

La randonnée s'était transformée en un dangereux cross, activité peu compatible avec sa consommation régulière de cannabis. C'était une mauvaise situation.

Luz partit dans une course effrénée entre les arbres secs de la forêt, fendant les buissons. Elle entendit les chasseurs se mettre à sa poursuite, et bientôt un coup de feu retentit effrayant une volée d'oiseaux. Le cœur de la jeune femme bondit dans sa poitrine. Elle dévala une légère pente et déboucha tout à coup sur un petit vallon dégagé. Un paisible cheval blanc broutait au soleil.


Le pas de course des deux chasseurs se rapprochait inexorablement, mais les deux semblaient s'être écartés l'un de l'autre de plusieurs mètres. Un des deux suivait apparemment la trajectoire de la mutante, l'autre était moins audible, plus loin derrière l'épaule gauche de Luz.

Luz n'était pas une fervente pratiquante des sports d'endurance, c'était même un violent euphémisme. Dans ce cas, à la fatigue qui s'accumulait rapidement dans ses jambes, s'ajoutait le stress qui était monté d'un cran lorsqu'elle avait entendu le premier coup de feu. Elle espérait que Cris et Ange avaient choisi de détaler, et n'étaient pas parties à sa recherche en l'entendant. Elle ne voulait pas qu'il leur arrive quelque chose.

Pour son malheur, la broussaille touffue n'était pas éternelle, et elle déboucha finalement dans une clairière qui ne lui offrait pas le moindre couvert. A l'exception d'un beau cheval, mais elle préférait se rendre plutôt que de violer ses convictions en utilisant un animal innocent comme bouclier face à des brutes sanguinaires et armées jusqu'aux dents, qui n'hésiteraient sans doute pas à le truffer de plomb. Cela dit, elle avait un doute sur le pluriel, puisque les deux bourrins n'étaient semble-t-il pas restés côte à côte. Luz supposait qu'ils voulaient l'encercler, et son souffle ne lui permettrait pas forcément d'y échapper.

Elle était face à deux solutions : continuer à courir - pas éternellement - ou tenter quelque chose de fou, à savoir essayer de grimper sur le cheval. Mais elle n'était pas cavalière, et même si elle l'était, il n'était pas dit que le cheval l'accepte sans harnachement. Elle ralentit donc en s'approchant de l'animal pour ne pas l'effrayer, et commença à lui parler doucement.

- Tout doux, joli cheval...sois gentil, sauve moi la vie, éloigne-moi de ces deux cabrones.

Puis elle tenta de grimper à cru sur son dos en attrapant fermement la crinière de l'animal, qui n'était pas censée être une partie sensible de son corps, du moins, si elle ne faisait pas erreur. De toute façon, la situation était assez critique pour la pousser à prendre des risques. En cet instant, elle regrettait que ses amies soient des filles d'ouvriers, et pas de petites bourgeoises filles-à-papaqui l'auraient abreuvée de leurs souvenirs d'équitation.

Luz sortit du couvert des arbres et s'approcha aussi calmement que possible de l'animal. Il semblait plutôt placide et accorda une œillade désintéressée à l'apprentie cavalière, ainsi qu'un bref coup de queue pour faire fuir les mouches. Ses oreilles qui pivotaient comme des radars trahissaient néanmoins un intérêt pour la situation. Son garrot tressaillit lorsque Luz empoigna la crinière.

La mutante était heureuse d'être plutôt grande en taille. Sa souplesse et son habitude des sauts et figures gymnastiques en tous genres l'aidèrent également à se lancer sur le dos de la bête sans brusquerie. Le cheval tourna sur lui-même pendant la manœuvre, mettant Luz face au premier chasseur qui apparaissait à son tour à la lisière, alors qu'elle n'avait pas encore trouvé tout à fait son équilibre.

L'homme lança un juron dans sa langue et mit en joue l'audacieuse cavalière. Le cheval quant à lui avait baissé son encolure pour brouter l'herbe verte.

Elle était assise sur le dos du cheval, et elle était encore vivante ! Si Luz n'avait pas eu pour seule envie de partir loin, très loin de ses poursuivants, elle aurait pu savourer ce petit miracle. Mais bon, plus urgemment, elle était visée par un homme tenant un fusil et animé de mauvaises intentions manifestes. Elle jugea d'ailleurs que même en s'enfuyant, elle risquait de prendre une balle dans le dos, ce qui mettrait un terme brusque à ses velléités cavalières.

Il fallait qu'elle fasse quelque chose pour le tireur. Elle décida de tenter de l'éblouir, mais on était en plein jour, et la manoeuvre risquait de ne pas être très efficace. Cependant, elle n'avait rien à perdre, à part sa vie si elle n'agissait pas. Elle s'aplatit donc sur le cheval afin de lui entourer l'encolure de son bras gauche, et du droit, visa dans la direction de ce qui lui semblaient être les yeux du chasseur en activant son pouvoir au maximum de sa puissance. Elle avait passé du temps au soleil, ça devait constituer une petite réserve intéressante.

Tout en tentant cette acrobatie, elle éperonna - sans éperons - le cheval, pour qu'il démarre, quelle que soit la destination. Elle ne pouvait pas être pire que le lieu présent. Elle hésita à attendre un coup de feu pour qu'il détale, mais ne voulait pas prendre le risque qu'il - ou elle - soit blessé. Aussi, elle cria.

- Empezar ! Démarre !

Luz actionna son pouvoir en direction du gaillard, occupé à viser. La lumière certes le surprit, blessant suffisamment son œil pour qu'il le ferme un instant ou deux. Pendant ce temps la jeune femme donna des coups de talons pour faire avancer l'équidé. Il fit un bond en avant, difficile à évaluer pour sa cavalière improvisée qui se sentit décoller du dos du cheval, et retomber lourdement dessus. Puis le cheval partit comme une flèche, au galop. Un coup de feu retentit, puis un second, d'un autre endroit ! Sans doute l'œuvre du deuxième chasseur.

Luz eut encore une fois le cœur décroché devant tant de stress. Heureusement elle constata qu'elle n'était pas touchée. Mais sous les coups de fusil le cheval prit le triple galop et une fois en bas du vallon fonça droit devant lui dans la forêt. Agrippée à son encolure, la jeune fille devait tant bien que mal épouser les mouvements amples de l'animal pour ne pas tomber vers l'avant. Elle entendit derrière elle encore des coups de feu.

Engouffrés dans la forêt, le cheval et Luz se faisaient abondamment griffer et fouetter par toutes les sortes de branchages, buissons et branches basses qui se trouvaient sur la trajectoire du bolide. Luz perdit son bandana dans la course.

Tout à coup les arbres se firent plus clairsemés et surtout le sol plus pentu. Emporté par son élan le cheval ne semblait pas vouloir ralentir. On arrivait en vue de barrières grillagées et d'un cours d'eau.

Pendant la fuite, Luz prit une résolution ferme : ne plus jamais se moquer des cavaliers et des cavalières. Dans leur position - certes, sa version était crue et donc bien moins confortable - elle comprenait qu'il fallait une certaine musculature pour que l'équitation soit un plaisir, et non une douleur. Musculature qu'elle n'avait pas, ou alors, dont elle ne savait pas se servir, trop occupée qu'elle était à éviter de s'écraser au sol ou de se faire crever un oeil par un branchage. Un de ces branchages lui subtilisa sournoisement son bandana, mais l'Espagnole tenait moins à ses vêtements qu'à sa vie. Et puis c'était loin d'être un carré Hermès.

Cela dit, sa fuite éperdue lui avait permis de prendre un peu de distance sur les chasseurs. Il ne lui restait plus qu'à trouver le bouton qui arrêterait la cavalcade de sa monture, qui, comme prévu, avait encore moins apprécié les coups de feu qu'elle.

Le paysage qui s'offrit finalement à eux - elle et le cheval - était plus clairsemé, et donc moins propice à un camouflage. Mais les chasseurs n'étaient certainement pas des surhommes, et selon toute probabilité, n'avaient pas tenu son rythme d'enfer. Le cours d'eau lui parut être une bonne opportunité pour tenter un atterrissage en catastrophe, d'autant que si elle le suivait ensuite, elle avait toutes les chances de tomber sur une habitation quelconque.

Elle tenta donc d'orienter la course de son sauveur vers le lit du cours d'eau, afin de pouvoir s'y jeter une fois au milieu - où théoriquement, il y'aurait un minimum de profondeur pour amortir sa chute qui s'annonçait déjà douloureuse.

Luz n'eut pas de peine à maintenir le cap de l'équidé, qui se dirigeait, l'écume à la bouche, droit vers le cours d'eau. Approchant la barrière de grillage, il sauta largement en avance. Ses pattes arrières arrachèrent la clôture tandis que la bête fit de l'autre côté une réception hasardeuse. Luz prit de l'avance sur le cheval quand il parvint au sommet de sa trajectoire : La jeune femme fut projetée cul par dessus tête sur la berge, et chuta lourdement sur le sol. Elle roula sur un mètre ou deux mais pas jusqu'à l'eau.

Le cheval termina sa course chaotique dans l'eau après avoir ainsi crevé la clôture.

Luz quant à elle voyait trente-six chandelle. L'herbe plus épaisse vers la rivière avait amorti un peu sa chute, mais ne lui épargnerait pas une belle bosse sur le front. Une lancinante douleur à l'épaule, au dos et à la hanche l'étourdissait. Elle était contusionnée et sans forces. Son cœur battait la chamade et elle ne percevait que des hennissements plaintifs.

Puis une voix encore lointaine compléta les hennissements.

"Estás herido ? Vous êtes blessée ?"

Luz put voir, au milieu de étoiles, de l'autre côté de la rive, un cavalier qui approchait.

Plus dure que prévue avait été la chute. Et plus précoce, surtout. L'atterrissage avait été brusque, et Luz était incapable de déterminer ce qui avait cogné le plus fort, sa tête, son dos, son bras, sa hanche...elle avait mal partout. Surtout au crâne. Elle avait l'impression que le cheval lui était tombé dessus, mais non, il avait poursuivi sa course jusqu'au ruisseau. Lui.

La jeune mutante tenta de se relever afin d'estimer son nombre de fractures. Comme elle pouvait bouger, elle déduisit qu'elle n'était pas en morceaux, même si elle en avait la douloureuse impression. Comme elle pouvait entendre des hennissements, ça signifiait que ses centres de l'audition étaient intacts. Comme elle pouvait comprendre la voix qui la hêlait, elle n'était pas devenue un légume.

Elle se redressa péniblement en poussant des gémissements, et regarda dans la direction de la voix. Un cavalier. Elle espérait qu'il n'était pas le propriétaire de sa monture improvisée, et qu'il ne s'étonnerait pas trop de son apparence. Le bandana avait le mérite de réduire son étrangeté à son teint, pour peu qu'on ne la regarde pas trop attentivement. Là, par contre...

Luz secoua le bras dans sa direction, geste qu'elle interrompit brusquement avec un nouveau gémissement. Bouger était une mauvaise idée. Mieux valait parler.

- Buenos dias ! Je suis entière.

L'homme avait du la voir chuter, donc la voir cavaler. Autant se justifier tout de suite.

- Des chasseurs ont essayé de me tuer ! C'est le cheval qui m'a permis de m'enfuir...ils vont peut-être arriver, vous pouvez m'aider ?

Luz fit un rapide et douloureux examen. Un élancement au côté lui indiqua qu'elle devait avoir une cote ou deux de fêlées ou quelque chose du genre. Bouger était en effet une opération difficile. Son teint vert était certes un peu coloré par de la terre et des griffures végétales diverses, mais l'homme approcha sa monture de la rive et scruta attentivement Luz.

"Qu'est-ce que vous avez sur la tête ? Vous êtes de l'armée ?"

Lança-t-il d'un ton un peu brusque. Il descendit néanmoins de sa monture, et passa les rènes par dessus l'encolure pour le guider à travers les flots calmes.

Le cheval blanc reprenait son souffle et faisait quelques pas honteux dans l'eau. Il boitait légèrement du membre antérieur gauche.

"Hmm... Des chasseurs ? Mais oui je vais vous aider. Vous pouvez marcher ?"

En avançant, il bougeait la tête comme pour mieux voir quelque chose derrière celle de Luz.

De l'armée ? Luz aurait encore préféré devenir bonne soeur, malgré sa profonde indifférence teintée de mépris pour toutes les formes de religion. Mais ne sachant pas encore ce que pensait le cavalier, elle se retint de divulguer trop franchement son opinion. Elle n'était pas dans une forme suffisante pour être bravache.

Elle se releva, et tourna la tête à droite et à gauche, faisant onduler ses excroissances, puis elle écarta les bras pour montrer qu'elle n'avait aucune intention belliqueuse. Cela dit, elle en replia rapidement un, car tous ses mouvements la faisaient souffrir.

- Je suis une mutante. Le cheval va bien ? Il n'a pas du aimer que je le monte, ni les coups de feu...

Elle aurait bien voulu aller réconforter l'animal qui l'avait tirée d'affaire, mais préférait économiser toutes ses forces pour la marche qui s'annonçait. D'ailleurs, elle ajouta :

- Je peux marcher. Pas trop vite.

Elle se frotta le crâne, essayant par là à la fois d'atténuer la douleur, et de deviner quelle forme avait son front avec les collines qui y avaient poussé.

Luz sentit une méchante bosse au dessus de son arcade sourcilière gauche. Le genre qui lui fit encore voir les étoiles quand elle appuya dessus. L'homme répondit évasivement.

"Une mutante ? Ah oui... j'en ai vu à la télé. Et vous n'avez pas une sorte de pouvoir alors ?"

Dit-il d'un ton négligent mais d'où pointait un vif intérêt. Il se rendit près de la jeune femme observa ses blessures, et autres curiosités paranormales, et se redressa.

"C'est pas bien joli tout ça. On va essayé de vous mettre sur Severino. Si ça ne va pas on marchera tous."

A la question de Luz il se tourna vers l'équidé blanc qui faisait pâle figure.

"Blessé à la jambe gauche. Bon, il n'ira pas trop loin. Si vous venez de là-haut je crois savoir qui est le propriétaire. Je vais passer un coup de fil."

Il scruta la colline, à la recherche de bruits suspects ou de chasseurs. Mais tout restait calme. Il offrit son bras pour aider la mutante à marcher et se tint près du flanc de son cheval, dans l'attente de la décision de la blessée.

En touchant son arcade, l'image de Quasimodo traversa brièvement l'esprit de Luz. Elle savait son apparence naturelle pour le moins particulière - même si elle avait appris à l'apprécier - et cette bosse disgracieuse n'allait pas la rendre moins exotique. Par contre, moins esthétique, c'était certain.

Elle nota que l'homme semblait plus curieux que dégoûté par le fait qu'elle soit mutante. Il valait déjà mieux que son père. Elle eut un petit sourire à la mention de la "sorte de pouvoir". S'il l'imaginait ouvrir une faille dans la croûte terrestre ou ralentir la course du soleil, il allait être déçu. Elle ferma les yeux pour rassembler quelques unes de ses forces, et fit en sorte de devenir luminescente. Même en plein jour, ça devait se voir.

- Je suis une luciole, en quelque sorte, précisa-t-elle. Si vous m'aidez à monter, je devrais réussir à tenir sur la croupe.

Luz eut une moue d'excuse, regrettant de jouer les blessées dépendantes. Mais le fait est qu'elle était blessée et par là même dépendante, donc cela retirait un peu à ses scrupules. Elle s'approcha donc doucement de Severino, histoire que le second cheval s'habitue à sa présence. Elle n'avait pas vraiment eu le temps de prendre cette précaution avec le premier, et le résultat était...douloureux.

- Si vous lui téléphonez, j'aimerais m'excuser auprès du propriétaire. Et lui expliquer ce qui s'est passé. Ces chasseurs qui me poursuivaient, ils avaient tiré sur un milan ! Une espèce protégée ! Et ils le regardaient souffrir en rigolant ! ajouta-t-elle d'une voix qui était progressivement devenue de plus en plus forte. Elle jura entre ses dents. Cabrones.

L'homme poussa un oh de surprise lorsqu'il vit le changement cutané chez Luz. Il lâcha même :

"Oh ça va, vous ne pouvez pas faire grand mal à une mouche avec ça ! Bon alors on y va, mettez un pied dans l'étrier..."

Et il aida la jeune femme à monter sur la selle. Elle était plutôt confortable et Severino ne vit aucun inconvénient. Le cavalier resta à pied, guidant par la bride son cheval, et retraversa le cours d'eau pour rejoindre le sentier qu'il avait quitté. Le cheval blanc regarda le trio partir, d'un regard un peu effaré, en restant comme un benêt les pieds dans l'eau.

"Je m'appelle Ignacio. Ils ont tiré sur un milan ? Alors il va aussi falloir raconter tout ça au garde-chasse. Ces braconniers du dimanche se croient tout permis, mais on les prend rarement sur le fait !"

Il eut un rire.

"C'est amusant que vous parliez d'espèce protégée ! Je veux dire... quand on y pense le milan noir est mieux protégé par la loi que vous autres, les gens qui ont des pouvoirs magiques... je veux dire des pouvoirs comme le vôtre, qui ne portent pas à conséquence."

Bientôt le lieu de l'accident disparut de la vue derrière eux et le sentier se poursuivit dans un petit bois ombragé. On arriva lentement mais sûrement en vue d'un de ces établissements de restauration pour randonneurs.

La vigilance de Luz se relâcha rapidement - d'autant que c'était douloureux d'être vigilante avec des côtes fêlées. Ignacio semblait vraiment être un bon bougre. Et le cheval n'était définitivement pas une activité pour les blessés, même s'il avançait à un train de sénateur.

Ignacio avait raison : elle était inoffensive, c'était peut-être pour ça qu'elle vivait aussi bien son pouvoir, et son physique. Elle ne risquait pas de tuer quelqu'un par inadvertance. Elle était une fille normale, verte, chauve, avec des trucs bizarres sur la tête et fluorescente. Rien d'exceptionnel.

Bon, en prime, son sauveteur semblait enclin à la conversation sur des sujets que Luz maîtrisait.

- Oui...en plus, en janvier, c'était peut-être un parent en chasse. J'espère que ça ne va pas laisser des oisillons mourir de faim, dit-elle. Il n'y a plus énormément de rapaces de nos jours, alors quand je vois ça...

La remarque d'Ignacio était étrange, mais fondée.

- Vous avez raison...mais en fait, je ne connais pas de mutants. A part moi. Si c'était le cas, on pourrait s'organiser pour se défendre, si besoin est, précisa-t-elle. Elle n'avait jamais cherché à connaître ses semblables, puisque, jusque là, elle pouvait avoir une vie plus ou moins normale avec ses véritables amies. D'ailleurs, en parlant d'elles...

- Il faudra que j'explique ce qui s'est passé à mes amies. On était venues euh...marcher en forêt. Elles ont juste du entendre le coup de feu, et ne m'ont plus revue.

Sauf qu'elle avait laissé son téléphone dans sa sacoche, dans les mains de Cris, ou d'Angelica. Pas pratique pour téléphoner.

- Mais vous avez raison, j'aurais du faire plus attention. En plus, avec ce qui s'est passé aux Etats-Unis, je passe de plus en plus pour une méchante, juste sur mon apparence. Et je ne dois pas être la seule.

Ignacio semblait lui aussi se détendre face au cours agréable de la conversation. Il approuva les paroles expertes de la jeune écologiste en herbe.

"Ah le malheur fait qu'il faut attendre qu'ils soient au bord de l'extinction pour songer à les protéger ! C'est bien pour ça que tant que vous serez plus qu'une poignée, ne rêvez pas qu'on vous protège !"

Commenta-t-il en levant l'index au dessus de lui pour appuyer son argument. Puis il entreprit d'attacher les rènes à une barrière de la cantine forestière. Le sol de cette zone ombragée était encore légèrement boueux des pluies de la semaine précédente.

"Hmpf, moi je n'ai pas cru une seconde que vous pourriez faire du mal. Mais c'est vrai que l'on ne peut pas ignorer ce qu'on a vu à la télévision aux Etats-Unis... Mais c'est partout pareil, y'a du bon et du mauvais. De bons chasseurs, de mauvais chasseurs, de bons mutants et de mauvais mutants. Moi en tout cas je suis tout prêt à le croire."

Il releva sa casquette de son front et aida Luz à descendre tant bien que mal. La jeune fille eut des tiraillements douloureux un peu partout et ne put réprimer quelques gémissements.

"Mais à votre place, oui, je chercherai un chevalier servant, un protecteur. Et je m'installerai dans un coin reculé, en pleine nature ?"

Il flatta l'encolure de son cheval en souriant à Luz. A ce moment, la seule cliente assise sur les bancs de bois de la terrasse déserte interpela la mutante.

"Luz ? Luz Arriaga ? Venir a sentarse aquí, viens voir par ici, il faut soigner tout ça."


Une mamie bien de la région, au ton autoritaire, montrait une mallette en plastique blanche estampillée d'une croix verte. Luz ne se souvenait pas avoir croisé cette femme auparavant.

Ignacio poussa une exclamation.

"Abuela qu'est-ce qu'il te prend ? Tu ne sors jamais de ton jardin ! On peut dire que tu tombes à pic avec ta pharmacie. Jeune fille je vais commencer par appeler le propriétaire de ta monture d'accord ?"

Luz acquiesça doucement aux paroles d'Ignacio, non pas parce qu'elle avait des réserves, mais parce que le hochement de tête était aussi un mouvement douloureux. Comme la plupart de ses mouvements.

- Vous avez sans doute raison, dit-elle. Sauf que personne n'a envie d'exterminer tous les milans, enfin, je pense pas. Alors que les mutants, ça pourrait arriver.

Le génocide était un sport typiquement humain, mais jusque là, il n'y avait pas eu de campagne contre des animaux. Ces pensées n'occupaient pas assez l'esprit de Luz pour la détourner du calvaire qu'elle vécut en descendant de Severino. Même si, à choisir, elle préférait descendre comme ça, plutôt qu'avec la méthode employée sur le cheval blanc. Elle comprenait à quel point l'étrier avait pu révolutionner la face du monde.

- J'adorerais que ce soit au milieu de nulle part ! Mais ce serait pas un remède de groupe.

Elle se forçait à sourire, mais elle avait surtout envie de se droguer aux antalgiques et de s'allonger. Ou de fumer un petit joint, et de s'allonger. Plutôt le second choix, qui mêlait l'utile à l'agréable. Mais le matériel était resté avec ses amies. Elle fut tirée de sa torpeur par une voix qui l'apostropha en l'appelant par son nom. Elle se tourna, mais ne reconnut pas la vieille femme qui lui parlait. La croix rouge l'incita toutefois à obéir à l'injonction. Elle alla calmement s'asseoir, en économisant au maximum ses gestes.

- Vous me connaissez ? demanda-t-elle. Vous habitez à Tomares, vous aussi ? Je ne me rappelle pas de vous, je suis désolée. Elle désigna sa bosse. En plus, je suis pas en grande forme.

Elle entendit Ignacio mentionner un jardin, et commença à essayer de se souvenir où elle avait pu croiser Abuela, mais renonça rapidement. Elle reprendrait une fois retapée. Elle fit "Oui" de la tête à la proposition d'appeler le propriétaire du cheval blanc, puis regarda de nouveau les traits marqués de la vieille femme. Non, décidément, elle ne lui disait rien.

Ignacio s'écria aux propos de Luz.

"Exterminer tous les mutants ? Ha, encore faut-il pouvoir ! Mission impossible à mon avis !"

Il vaqua ensuite à son occupation téléphonique et laissa la blessée aux bons soin de la vieille femme à la trousse. Elle hocha la tête en voyant approcher Luz.

"Pourquoi tu ne t'allonges pas sur le banc, ou sur la table ? Ça me simplifiera la vie !"

Dit-elle d'un ton bourru, elle fit un mouvement bref de la main comme pour balayer les paroles de Luz.

"Mais non tu ne me connais pas, comme voudrais-tu te rappeler ? Moi par contre je te connais. Je savais que tu viendrais ici et je t'ai attendu, chica."

Elle fouilla dans sa mallette et sortit d'une boite un sac plastique gonflé de pois congelés.

"Mets donc ça contre ton front."

Elle sortit ensuite un tube de pommade et tout un attirail de nettoyage. Elle vint s'asseoir, péniblement, auprès de Luz.

"Ôte un peu ton chandail, qu'on y voit clair. Laisse-nous entre femmes, jóvenes !"

Cria-t-elle de sa voix aigrelette et sévère à Ignacio, avant de se pencher vers Luz. La vieille femme eut une moue sévère et fronça les sourcils.

"Je m'appelle Lily-Rose Donowho. Je viens des États-Unis tout spécialement pour te rencontrer. Je suis de ceux qui croient que l'extermination des mutants est possible, si on reste les bras croisés."

Et elle s'employa à imbiber un coton stérile pour nettoyer les plaies.

Luz crut dans un premier temps être tombée sur une vieille guérisseuse un peu folle, qui ressemblait de près à l'image d'Epinal qu'elle se faisait des grand-mères campagnardes. Elle avait dit "je t'ai attendu ici". Sachant qu'elle aurait du passer l'après-midi à fumer joint sur joint allongé dans un bras sans doute à plusieurs centaines de mètres, ou plusieurs kilomètres de là, elle trouvait ça assez cocasse. Mais elle ne dit rien, trop heureuse qu'elle était de trouver quelqu'un pour prendre soin de ses bobos.

Allongée sur le banc, elle attrapa le sac de glace et se le colla contre la figure, fermant longuement les yeux après le contact entre le froid et son hématome. C'était réconfortant. Tout aussi obéissante, elle enleva sa veste. Elle n'avait pas osé le faire avant, de peur de constater l'étendue des dégâts, mais face à une trousse à pharmacie, la raison l'emportait sur l'esthétique.

Et puis d'un seul coup, les paroles de la vieille Abuela devinrent totalement décalées, à tel point que Luz se redressa, et secoua la tête longuement pour s'assurer qu'elle n'était pas tombée évanouie, et qu'il ne s'agissait pas de paroles sorties de son imagination. Conclusion négative.

- Vous...que...oula, laissez-moi quelques secondes.

Il y avait beaucoup de choses dans ces quelques phrases. Surtout si elle ajoutait les mots d'avant qui prenaient tout leur sens. Cette...vieille femme ? était américaine, savait qu'elle viendrait, connaissait son nom, voulait la voir, elle, spécifiquement.

- Vous êtes une mutante, j'imagine ? Vous êtes télépathe ? Ignacio a l'air de croire que vous habitez à côté...

Soit elle s'était transformée en cette Abuela, soit elle avait fourré dans le crâne du cavalier qu'il la connaissait très bien. De toute façon, c'était une interrogation complètement secondaire.

- Et...pourquoi vous voulez me voir moi ? Il doit y avoir des dizaines de mutants plus utiles et euh...moins visibles...

Luz ne savait pas si elle devait se sentir flattée ou paniquée par les paroles de Lily-Rose. Elle lui avait abruptement dit que les mutants pouvaient se faire exterminer. La jeune Espagnole était loin d'avoir cette opinion, puis elle admit en son for intérieur qu'en réalité, elle ne s'était jamais posée la question. Et que c'était peut-être vrai : elle était en danger simplement parce qu'elle était mutante. D'autant que l'Américaine semblait bien mieux informée qu'elle sur de nombreux sujets. En particulier, celui des trajectoires de chevaux au galop effréné avec une cavalière sans contrôle.

L'abuela eut un sourire qui devait être inhabituel sur ce visage sec et sévère car les rides se tordirent en ordre dispersé.

"Il y a en effet de nombreux autres mutants aux pouvoirs plus ou moins utiles et plus ou moins visibles... mais c'est chacun son tour. Je n'ai pas quatre bras pour commencer !"

Termina-t-elle de sa voix aigrelette en reprenant son air bourru. Elle jeta un regard à la dérobée pour constater qu'Ignacio s'était éloigné. On entendait vaguement sa voix au téléphone.

"Il s'appelle Ignacio ce jóvenes ?"

Elle siffla entre ses vieilles dents tout en désinfectant les hématomes et éraflures diverses sur la cavalière improvisée.

"Je ne suis pas télépathe, je suis métamorphe. Je peux changer d'apparence comme de chemise. Plus facilement même. Avec l'aide de Dieu j'ai croisé cette vieille femme assise dans son jardin. Et me voilà."

Lily-Rose fronça ses petits yeux noirs en observant la collection de bleus sur le corps vert de la mutante.

"Jeune fille, tu as bien du remarquer que le vent a tourné pour nous autres mutants. Les attentats aux Etats-Unis ont beaucoup dégradé le climat de tolérance dont nous jouissions à peu près jusque là. Il faut organiser la résistance, ni plus ni moins, si Dios nos ayuda, si Dieu nous aide."

Elle soupira et se redressa sévèrement pour vérifier si Luz tenait toujours bien son sac de pois sur le front.

"Protéger les jeunes mutants, les former à utiliser leur pouvoir, contrer nos congénères terroristes et redorer le blason du gêne X. Voilà quelques unes des tâches que les fondateurs de l'Institut Xavier à Chicago se sont données. Je suis l'un d'eux, et je te propose, si tu le désires, de nous rejoindre."

Elle devait ajouter quelque chose par rapport à la question de Luz, à laquelle elle n'avait pas vraiment répondue.

"Ah et concernant le fait que je t'attendais toi, personnellement, je ne pourrai te l'expliquer qu'un peu plus tard, chica."

Dit-elle d'un ton sans réplique en passant l'impitoyable coton désinfectant sur une série d'éraflures causées par les branchages.

Luz se laissa tranquillement soigner, heureuse de trouver un peu de calme et de réconfort après sa chevauchée certes fantastique, mais incontrôlée. En plus, les paroles de la vieille femme - mais l'était-elle vraiment, si elle était métamorphe ? - l'obligeaient à avoir l'esprit en éveil.

- Oui, je sais bien que ça a changé. J'ai du quitter le collège, je suis des cours par correspondance maintenant.

Cela lui fit une nouvelle fois penser à Angelica et Cris. Grâce à elles, elle n'avait pas l'impression de vivre dans une tour d'ivoire, coupée du monde. Mais si elles n'étaient pas là ? Elle passerait sans doute son existence enfermée. Elle osait à peine l'imaginer.

Tout comme elle imaginait difficilement faire partie de la résistance. Elle, la loupiote ambulante, devrait représenter les mutants ? A part pour leur montrer qu'ils pouvaient être inoffensifs...cela dit, le fait que Lily-Rose, si tel était son nom, refuse de lui avouer les raisons de son choix piquait sa curiosité. Comme l'ensemble du projet, en fait. Cela représentait une toute nouvelle existence, pleine de surprises, alors qu'elle était coincée dans son train-train ibérique. Train-train en partie provoqué par les problèmes qui arrivaient aux mutants. Il y'avait un lien.

Mais il restait un problème.

- J'aimerais beaucoup, mais...je pense que mes parents n'auront pas les moyens de m'offrir un internat, surtout aux Etats-Unis. On est pas dans le besoin, mais ça doit quand même coûter cher.

Les désinfectants lui piquaient les bras, mais son intérêt pour le projet qui lui était proposé diminuait la douleur. Finalement, ce pauvre milan permettrait peut-être de prendre une nouvelle direction dans son existence. Elle allait peut-être aider les mutants...elle espérait que ce n'était pas incompatible avec le fait de protéger la nature. Il faudrait qu'elle questionne plus en profondeur cette femme étrange.

La grand-mère hocha la tête lorsque Luz révéla qu'elle prenait des cours par correspondance. C'était un bon point. Walentyn s'était moqué de ses maigres compétences en marketing mais il avait eu bien tort. La vieille espagnole attendit néanmoins une réponse un peu plus positive de la jeune mutante avant de crier victoire sur le Polonais absent.

Aussi se redressa-t-elle lorsque Luz annonça ses heureuses dispositions, annotées d'un simple bémol financier.

"Si ce n'est que ça, tu peux rassurer tes parents au moins sur ce point. L'Institut s'auto-finance. Hé c'est la résistance, chica, ce n'est pas l'école de commerce !"

Dit-elle avec son air courroucé.

"Par contre, je ne dis pas qu'il ne faudra pas que tu te retrousses les manches. Comme tous les mutants que nous accueillerons d'ailleurs. Mais tu m'as l'air d'une fille débrouillarde."

Ayant badigeonné les blessures de Luz de toutes les pommades et onguents qu'elle avait, elle rangea ses petites affaires dans la mallette blanche. Elle en sortit un papier avec un code chiffré et une adresse : 3737 W Armitage Avenue. Elle le tendit à Luz.

"Ecoute chica, voici le code de ton billet d'avion et notre adresse à Chicago. Moi je dois repartir ce soir. Mais toi tu as sûrement besoin d'un peu plus de temps. J'ai hâte de te voir, Luz Arriaga, alors ne traîne pas trop ! Ces petits bobos c'est trois fois rien !"

Elle lui adressa un clin d'œil, lui aussi inhabituel sur cette figure dont les rides furent toutes chamboulées. Ignacio interpela ces dames de loin, en levant le pouce à l'adresse de Luz. Visiblement il avait réglé le problème du compagnon d'infortune.

Luz décida d'attendre quelques minutes avant de remettre ses manches en place, afin de laisser les pommades faire effet - mais la réponse de Lily-Rose à son angoisse avait tendance à apaiser encore un peu plus ses élancements. Elle devait seulement penser à le faire en rentrant, pour éviter que l'aspect spectaculaire de ses bras donne un infarctus à sa mère. Sa mère...comment allait-elle lui annoncer ? Et surtout, qu'allait-elle lui dire ? A ce sujet, une question lui traversa l'esprit, qu'elle posa à mi-voix après avoir attrapé le papier.

- Excusez-moi, señora, mais si nous sommes de la résistance, est-ce que je dois le dire à ma mère ? Ou bien, est-ce que vous avez une euh...une façon officielle de l'annoncer ?

Elle relut attentivement l'adresse. Elle savait qu'elle l'oublierait si elle perdait la note, mais elle persistait à croire que cela entraînerait sa mémoire à être un peu moins poreuse. Elle fit ensuite signe à Ignacio.

- Merci beaucoup ! Je pourrais emprunter votre télé...

Elle s'interrompit. Elle devait appeler Cris et Angelica. Sur leur portable. Mais elle n'en connaissait pas le numéro, puisque celui-ci était mémorisés sur son propre téléphone. Pourtant, les deux s'affichaient régulièrement, mais jamais Luz n'avait pris la peine de tenter de s'en souvenir. Le bonheur de la technologie.

- Non, rien. Merci, Ignacio.

Elle lui sourit sincèrement. Si Lily-Rose avait effectivement l'air étrange lorsqu'elle prenait l'air facétieux, elle ne devait pas être mieux, avec son visage étrangement coloré et cabossé. Elle reporta son attention sur la mutante. Elle pouvait lui donner sa réponse, puisque le principal obstacle était levé.

- Je vous promets de faire au plus vite. Muchas gracias.

La grand-mère fronça les sourcils dans une attitude de sévère réflexion. Elle répondit d'un air sombre à la mutante.

"Nous ne sommes pas encore officiels, malheureusement. Si c'était le cas je ne donnerais pas cher de notre existence. Mais avec l'aide de Dieu nous le serons un jour."

Ignacio restait pudiquement à distance, Luz ayant montré qu'elle ne voulait plus le téléphone. Il attendait un éventuel signal pour s'approcher. La grand-mère poursuivit sa réflexion sans faire aucunement attention à lui. Elle fixa son regard noir dans les yeux de Luz.

"A toi de voir, chica. J'ignore qui sont tes parents et quelle solution vaut mieux pour toi, afin que ton départ soit bien accepté. Tout dépend de tes valeurs personnelles, et de tes relations avec eux. Si tu places la confiance et la franchise en plus haute estime, tu peux leur dire la vérité. Si tu penses que les garder à l'écart de la vérité sera une protection pour eux, alors tu peux leur mentir. Ce choix t'appartient."

Proposa-t-elle de sa voix râpeuse. Puis elle posa sa vieille main bosselée sur celle de la jeune fille.

"Dans les deux cas, si tu as besoin de mon aide pour signer un faux document, ou parler en personne à tes parents, je suis à disposition. Mais seulement jusqu'à l'heure de mon vol. Alors décide-toi rapidement Luz Arriaga."

Ignacio prit sur lui d'interrompre de loin les deux femmes.

"Une voiture va venir vous ramener en ville. D'ici une dizaine de minutes !"

Luz était satisfaite de voir tomber les unes après les autres toutes les barrières entre elle et ce mystérieux projet de résistance. Elle était de plus en plus curieuse de savoir ce qui l'attendait, et elle précisa à l'intention de Lily-Rose :

- Ne vous inquiétez pas pour ma mère, elle me laissera partir. Je trouverai quoi lui dire.

Elle n'avait nulle inquiétude à ce sujet. Sa mère la considérait comme, sinon adulte, du moins responsable. C'était peut-être de l'aveuglement maternel, ou c'était peut-être vrai, dans les deux cas c'était plutôt positif.

Elle voulut instinctivement remettre en place son foulard avant de se relever, puis se souvint qu'il était accroché dans la forêt. Luz comprit alors qu'elle devrait s'occuper de faire ses bagages, et donc, pour cela, trier ses affaires, de longues heures de travail en perspective. S'il n'y avait pas cet objectif, elle serait découragée.

Elle se leva, s'étira doucement pour soulager ses courbatures, et se tourna vers Ignacio.

- Merci pour tout, Ignacio, dit-elle.

Il faudrait aussi qu'elle trouve un moyen de dénoncer les chasseurs. Elle se souvenait approximativement de leur visage, serait-ce suffisant ? Dans tous les cas, les prochains jours s'annonçaient agités.