01.01/26.C.Los Angeles - Gagner ses ailes

Très basiquement, Eden n'était pas plus avancée maintenant.

De fait, elle avait récupéré son porte-monnaie qu'elle avait glissé dans une poche de son jeans, puis sa guitare sans trop savoir quoi en faire. Elle savait juste qu'il valait mieux mettre les voiles et quitter l'appartement familiale. Mais peut-être qu'avant l'aube, elle sera de retour dans sa chambre, et qu'au matin, personne n'aura remarqué son absence nocturne. Dans le doute, elle avait laissé sur la table de nuit un petit mot à l'intention d'Adrian. Juste quelques phrases rassurantes. Comme ça si elle ne rentrait pas avant son réveil, lui n'aurait pas de raison de s'inquiéter. Et il transmettrait le message à Sam. Son père, lui... Pas dit qu'il ne se rende compte de quoi que ce soit avant le lendemain soir et d'ici-là, elle sera probablement rentrée. C'était aussi ça qui frustrait parfois Eden: son manque d'initiative.

Et là, dans l'immédiat, elle était juste plantée debout, ses clés dans une main, son casque dans l'autre, et sa guitare sur le dos. Elle contemplait, immobile, sa petite cylindrée. Elle ne savait même pas où aller. A cette heure-ci, il n'y avait rien de réellement accessible pour une gamine de dix-sept ans. Les seules fois où elle s'était baladée de nuit, ça avait été pour rejoindre ses amis du groupe, mais maintenant... Exaspérée, elle poussa un soupir et attrappa le guidon de on véhicule pour le sortir du garage. Ce serait déjà un début. Elle cala son casque contre une poignée, glissa l'anneau de son porte clé à l'un de ses doigts, et émergea lentement dans la rue.

Une fois dehors, elle leva les yeux sur l'immeuble bien situé dans ce quartier assez huppé. Elle ne voyait pas vraiment l'étage de l'appartement familial, mais elle devinait sans mal que toutes les lumières étaient éteintes. Elle enjamba s n véhicule, s'assit sur la selle, et réuni ses cheveux pour les glisser dans le col de son sweat. Finalement, elle enfila son casque, fixa l'attache, rabattit la visière, et glissa la clé dans le contact. Déjà s'éloigner un peu. Elle allait rejoindre une grande avenue et verrait ensuite ce qui l'inspirerait le plus. Même sans destination précise, elle pouvait au moins se mettre en route. Eden tâta de ses mains gantée les lanières de son étui à guitare, par précaution, puis elle mit les gaz et s'avança tranquillement sur la route. A cette heure-ci, tout semblait relativement calme, du moins dans ce quartier.

La nuit californienne était claire ce soir là et le quartier où résidait la famille Marshall aussi calme que d'ordinaire. Laissant le hasard faire, Eden rejoignit l'une des grandes artères de la ville, qui la rabattit sur le centre-ville et sa vie nocturne. Les magasins de prêt-à-porter avaient cédé la place aux night-clubs, restaurants et autres bars, ainsi qu'à quelques points de chute culturels, tels que des galeries d'art, des théâtres et des cinémas.

S'arrêtant à un feu rouge, la jeune fille put étudier tranquillement les panneaux à la ronde. En suivant la voie de gauche jusqu'au freeway, elle pourrait rejoindre la plage de Santa Monica et son célèbre parc d'attraction. Tout droit s'étendaient les quartiers underground de la ville. Les panneaux de droite pointaient vers les collines.

Nightclub, nlghtclub... Pas trop sa tasse de thé. Eden adorait la musique, mais elle n'avait pas l'âge pour entrer dans ce genre d'endroit. Et quand bien même, les milieux fêtards ne l'intéressaient pas sans quelques amis avec qui prendre du bon temps. Et puis bon, elle avait entendu suffisamment d'histoire de flics sur ce genre de lieu pour les cataloguer dans la catégorie des coins sordides. Alors seule, en plus... Non merci!

Heureusement que la circulation lui permit de s'arrêter. Pensive, elle considéra les différents panneaux. Tout droit... Les quartiers underground. Autant une subite envie d'aventure lui traversa l'esprit que son éducation souvent étriquée lui rappela que ce n'était ps une bonne idée. Eden n'aimait pas chercher les ennuis. Et puis pour sûr, son père serait furieux s'il apprenait d'une manière ou d'une autre que sa gamine se barrait de nuit pour aller dans les quartiers glauques de la ville. Mieux valait réduire le risque à zéro. Panneau de droite. Les collines. C'était bien, ce genre d'endroit. Calme, paisible, idéal pour réfléchir... Mais de la réflexion dans le calme, elle en avait déjà eu chez elle, et elle ne s'était pas trouvée plus avancée. En plus, le silence et l'introspection commençait à lui filer légèrement les boules.

Du monde. Le panneau indiquant la plage lui faisait de l'oeil. Elle pouvait tout aussi bien s'isoler sur la plage que s'offrir une barbe à papa. Ben tien, la perspective d'une sucrerie ne la rebutait pas tant que ça. Et puis... Peut-être qu'elle pourrait ramener une bricole pour Adrian. D'un geste rapide, elle déclencha le clignotant sur la gauche et attendit que le feu passe au vert. Avec prudence, elle s'engagea sur la voie menant au freeway. Direction l'océan!

Environ une demi-heure de route plus tard, Eden garait sa petite moto sur le parking de la plage. Pas mal de passants, des couples main dans la main principalement, mais également quelques groupes de jeunes, dont bon nombre d'ados faisant du roller et du skate, occupaient la promenade bétonnée juste au-dessus de la plage.

Des groupes plus rares étaient visibles sur la plage en elle-même, certains observant les étoiles étendus sur des serviettes, d'autres regardant la mer en buvant de la bière ou en jouant de la guitare à la belle étoile.


Non loin de la, la musique et la lumière de la fête foraine parvenait à la jeune fille. Il semblait y avoir pas mal de monde ce soir, sûrement attirés par la relative douceur de la soirée.

Arpentant le sable un moment, l'attention d'Eden fut attirée par une forme sombre rejetée par les vagues non loin des pilotis d'un ponton. Un animal mort, peut-être ? Mais plus elle se rapprochait, plus la forme évoquait celle d'un être humain mollement échoué sur le rivage.

Voilà. Elle y arrivait. Au loin, les lumières et le bruit possédaient comme un petit quelque chose de rassurant. C'était assez plaisant à regarder. Elle parqua son engin, glissa les clé dans la poche avant droite de son jeans, et retira son casque qu'elle glissa sous son bras. Elle longea la plage, en prenant son temps, détaillant par mécanisme les personnes présentes. La nuit ne changeait rien. Los Angeles ne dormait jamais vraiment après tout. Il y avait quelques jeunes en train de s'amuser, que ce soit en skate, ou en roller. Elle les contempla quelques instants en train de faire quelques débuts d'acrobaties et sourit, en reprenant sa route.

Elle marqua un temps d'arrêt en regardant ceux qui se trouvaient sur la plage. Il y avait pas mal de couple. Normal, avec la douceur du temps, et le ciel dégagé. La vue sur l'eau, même de nuit, offrait toujours un cadre romantique. Elle se demanda un instant s'il était déjà arrivé à son père de prendre le temps de se balader main dans la main avec sa belle-mère dans ce genre de contexte. Si ça se trouvait, il ne l'avait jamais fait. En tout cas elle-même ne se rappelait pas être jamais venue à la plage en compagnie de son père. Avec Sam et Adrian, oui. A croire que la famille ne comptait au final que trois membres. Elle poussa un soupir, décala son attention sur ceux qui plus loin, jouaient de la musique, bière à l'appui. C'était typiquement le genre de chose qu'elle pourrait aimer faire. Elle avait sa guitare après tout. L'envie d'aller les rejoindre la traversa... Et fut vite oubliée. S'incruster comme ça vers des inconnus, ça ne se faisait pas. Elle allait être regardée de travers. Elle enfonça ses mains dans ses poches et poursuivit son chemin, amère.

Et s'arrêta quelques mètres plus loin. Il y avait quelque chose, repoussé par l'eau, qui s'échouait sur la plage. Une saleté jetée à la mer peut-être? Non, ça avait l'air plus massif qu'un sac d'ordure. Un animal? Bah, ça ne la concernait pas après tout. Elle continua à avancer, mais son regard resta malgré elle fixé sur la forme. ça avait l'air curieusement humain tout de même. Eden fronça les sourcils et s'arrêta à nouveau. Elle jeta un regard circulaire. Personne ne semblait avoir réagit pour le moment. Tout le monde avait mieux à faire il fallait croire. Peut-être qu'il valait mieux vérifier quand même. Elle rejoignit le sable, et s'avança en direction de la forme étendue là. Vu comme ça, ça avait l'air réellement humain. Une étrange appréhension lui prit les tripes. C'était pas bon si c'était quelqu'un qui se laissait aller mollement comme ça. Pas bon du tout. ça sentait le cadavre, comme dans les séries télé. Exactement le genre de truc qui échappaient parfois aux collègues de son père, quand ils papotaient entre eux. Sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte, Eden s'était mise à courir en direction de la forme. Elle laissa tomber son casque, déposa avec un peu plus de douceur son étui à guitare, et fit les quelques derniers mètres pour arriver à la hauteur de ce que c'était, et si c'était vraiment un être humain, vérifier surtout si il ou elle était encore en vie.

Personne ne prêta attention à Eden, qui se dirigeait vers les pilotis. Une fois à la hauteur de la forme, elle réalisa avec horreur qu'il s'agissait bien d'un corps entièrement trempé. Un corps de jeune fille portant une robe partiellement déchirée et au visage masqué par ses cheveux, qui lui collaient à la peau. En dégageant son visage, Eden reconnut les traits tuméfiés... de Miranda.

Sa camarade avait le visage et le corps boursoufflé et bleu. Son visage portait des ecchymoses violacées, dont un oeil au beurre noir, et sa lèvre inférieure était fendue. Elle ne respirait plus et son coeur ne battait pas plus. Le cadavre était froid, gelé même.

Un cadavre? Eden écarta temporairement l'idée de mort. ça lui semblait ridicule. Impossible. Libre de ses mouvements, elle s'agenouilla rapidement, dégageant le visage de la victime. C'était ignoble. Les traits étaient déformés par un tabassage dans les règles de l'art. C'était une fille, jusque-là elle pouvait reconnaître. A croire qu'elle faisait un blocage sur le reste. Tout lui traversa l'esprit. Ses gestes étaient tremblants. La personne était encore en vie? Ce serait bien de vérifier concrètement tout de même. Elle retira nerveusement un de ses gants qu'elle portait quand elle roulait - enfin elle dû s'y reprendre à deux fois tant elle était mal - et percuta en plein milieu de son geste qu'elle connaissait la personne étendue là.

Elle fut plus rapide pour coller sa main libre dans le cou de la jeune fille pour vérifier si elle avait encore un pouls. La chose qui la frappa fut le froid. Glacial.Il n'y avait aucun mouvement. Plus rien. Plus de respiration. Eden resta interdite, fixe. Tout se bouscula en à peine quelques secondes. Miranda était morte. Elle réprima un haut le coeur qui la prit par surprise. Miranda était morte. Bon Dieu qui avait pu lui faire une chose pareille? Appeler les flics. Miranda était mort. Pourquoi? Qui? Miranda était morte. Oh mon Dieu! C'était sa faute. Miranda était morte, et elle n'avait pas été voir chez la jeune fille si tout allait bien alors qu'elle s'était inquiétée. Miranda était morte. C'était ceux qui l'avaient agressé la dernière fois? Depuis combien de temps était-elle là? C'était sa faute. Elle avait provoqué tout ça en l'aidant. Miranda était encore en contact avec l'eau. Miranda...

Eden se força à se reprendre. Elle n'avait qu'une envie: pousser un hurlement hystérique en sommant quelqu'un de faire quelque chose, n'importe quoi, appeler les flics. Appeler la police, ça c'était une bonne idée. La pauvre fille... Eden se sentit atrocement mal. Terriblement mal. Un sanglot lui prit la gorge, et elle le réprima subitement. Et si elle était encore en vie? Elle n'y connaissait rien aux cadavres après tout. Mais elle était froide. ça servirait à quelque chose? Réfléchir... Les cours de premiers secours remontaient quand même à l'année dernière, pour son permis. Elle ne se souvenait plus. Pas comme ça. Pas dans cette situation. La seule chose qu'elle fit, ce fut se relever, glisser ses main sous les bras de Miranda, et la tirer un peu plus sur la plage, qu'au moins l'eau ne puisse plus l'emporter. Elle avait de la peine. Non pas par manque de force, juste parce qu'elle peinait à ordonner ses mouvements. Il fallait appeler les flics. C'était tout ce qu'il y avait à faire. Elle recula, manqua de trébucher: Réfléchir, posément. Et appeler quelqu'un qui saurait quoi faire. Il ne fallait pas laisser Miranda comme ça. Pas comme ça. Eden fit demi-tour, jeta des regards en direction de la promenade. Il fallait une cabine téléphonique. Si elle n'en voyait pas, il fallait aller demander aux personnes présentes quelqu'un avec un téléphone portable et appeler les autorité. Il fallait dire que Miranda était là. Qu'ils fassent ce qu'ils avaient à faire. Et elle? Une envie de sauter sur sa moto pour retourner rôder autour de son école la traversa. Mais d'abord, avertir la police. Elle se dirigea vers le premier groupe de personnes, les plus proches, en courant.

"S'il vous plait... Pourriez-vous..."

Elle avait une atroce envie de pleurer, de hurler. Sa voix était tremblante. Elle prit une inspiration, essaya de se calmer. Elle ne devait pas se laisser emporter. PAs comme ça. Elle devait garder la tête froide.

"Il y a une fille là-bas... Elle ne bouge plus... Pitié, appelez la police!"

Il y avait bien quelqu'un qui avait un téléphone portable, non?

Le groupe le plus proche était composé de jeunes discutant tranquillement, un petit poste de radio à leurs côtés. Ils parurent surpris de l'irruption d'Eden, mais une fille dégaina aussitôt un téléphone portable pour appeler le 911.

Deux garçons se levèrent et se rendirent au pas de course dans la direction indiquée par Eden. Ils achevèrent de tirer Miranda sur la plage et vérifièrent, comme Eden l'avait fait avant eux, si elle témoignait d'un moindre signe vital.

La jeune fille qui avait appelé la police passa finalement le combiné à Eden.

"Ils me posent des questions, je sais pas quoi leur répondre..." dit-elle avec une moue contrite.

"Allô ? C'est vous qui avez trouvé le corps ?" s'enquit la voix d'une policière dans le téléphone.

Eden fut quelque peu rassurée de la rapidité avec laquelle tout le monde réagissait. Au moins, des personnes compétentes allaient pouvoir être prévenues. Ouais. enfin dans sa tête, elle s'en fichait un peu. La seule chose qui tournait en boucle était le prénom de la jeune fille, et une ignoble envie de vomir. Elle se fit violence pour essayer de contrôler le tremblement compulsif de ses mains. Elle retira son second gants, glissa les deux dans la seconde poche arrière de son jeans, et se frotta les mains. Elle avait l'imperssion de ressentir encore l'humidité et le froid de la peau de Miranda. Et une colère sourde commença à prendre le pas sur l'incompréhension.

Elle fixait les garçons, en train de tirer encore plus le corps de la mutante sur le sable. Qu'avait-elle fait pour mériter un traitement pareil? Ceux qui lui avaient fait ça s'étaient acharnés. C'était révoltant. Ecoeurant. Eden eut un instant d'incrédulité en voyant le téléphone portable tendu vers elle. La réalité la prit de plein fouet. Elle était un témoin maintenant. Son nom serait cité, très certainement. Elle allait apparaître dans un dossier. Son père allait probablement le savoir. Elle allait être dans de sales draps. Et aussitôt, elle s'en voulu d'avoir eu des considérations aussi égoïstes. Son père, au final, elle s'en fichait. Ce qui était important maintenant, c'était Miranda. Et ça, ça valait bien toutes les gifles du monde s'il le fallait. Eden ne tremblait plus quand elle agrippa le combiné pour le porter à son oreille.

"Oui."

La réponse était un peu directe sans doute. ça manquait de précision aussi. Elle ajouta, encore hésitante.

"C'est une jeune fille, une adolescente... L'océan a amené son corps sur la plage... Elle a été frappée... Elle a plein d'hématomes, et sa robe est déchirée."

Son tremblement avait repris dans ses derniers mots. Une petite partie d'elle-même, très naïve, espérait que ce ne soit qu'un accident. Qu'elle soit tombée à l'eau et se soit noyée. Mais même si c'était le cas, même si la mort n'était qu'un hasard, quelqu'un avait battu Miranda, et ça... ça ne devait pas passer. Les faits. Elle ne devait se concentrer que sur les faits. Son père le répétait assez.

"Elle se trouve sous les pilotis d'un ponton, sur la plage de Santa Monica."

Que pouvait-elle ajouter d'autres? Elle ne devait s'en tenir qu'aux faits. Les émotions ne devaient pas entrer en ligne de compte. Elle ne devait pas dire ce qu'elle pensait. Surtout pas. Mais dans son crâne, le mot "meurtre" se gravait au fer rouge.

A l'autre bout du fil, Eden pouvait entendre son interlocutrice pianoter sur son clavier.

"Entendu, ne bougez pas de là, on vous envoie immédiatement une patrouille et une ambulance. Quel est votre nom mademoiselle ?" demanda la femme, avant de poser quelques autres questions.

"Avez-vous déplacé le corps et avez-vous remarqué un quelconque individu suspect à promixité ?"

L'un des deux garçons partis s'occuper de Miranda revint à proximité du groupe et secoua la tête.

"Y a plus rien à faire, ça doit faire un moment qu'elle flotte là..." expliqua-t-il, avant d'enlacer la fille au téléphone, qui semblait choquée par la situation.

"C'est horrible... Qui a bien pu faire une chose pareille ?" bredouilla-t-elle.

Eden se concentra sur le pianotement répétitif de son interlocutrice. Elle devait arrêter de se monter des films sur les différentes manières dont la pauvre Miranda avait dû endurer ses dernières minutes. Elle devait faire le vide dans sa tête. Mais c'était atrocement difficile. Jamais elle ne s'était retrouvée dans cette situation. Heureusement en un sens. Mais elle aurait nettement préféré ne jamais avoir à trouver qui que ce soit dans un état pareil. Si seulement elle avait vraiment cherché à aider Miranda... Si au moins elle avait demandé ses coordonnées pour aller voir chez elle comment elle allait, si elle était bien renrée, et pourquoi pas voir ensemble s'il n'existait pas une possibilité de lui rendre la vie plus facile... Mais non. Au lieu de ça, elle n'avait plus la moindre parcelle de vie en elle. Et quand bien même les garçons le répétait, ça lui donnait encore l'impression de découvrir cette mort.

Elle ne devait pas s'éparpiller. Eden crispa ses doigts sur le combiné, et eut un instant d'hésitation. Elle laissa la femme poser touets les questions. L'idée de donner son nom lui fit rincer des dents. Son père allait la détester encore plus. Tant pis pour ça. Mais d'abord, Miranda.

"Oui, nous l'avons déplacée. Le corps a été tiré sur la plage, pour être sorti de l'eau. Je n'ai rien remarqué de suspect en m'approchant."

Elle n'avait pas fait attention. Elle avait été toute entièrement tournée vers Miranda. Peut-être qu'elle avait loupé quelque chose, du coup. C'était malin... Son père avait raison, les émotions, quelle plaie!

"Je m'appelle Eden Marshall."

*Et mon père va 'en mettre une en travers de la figure...*
Elle garda le combiné collé à son oreille. Qui avait fait ça? Eden avait déjà son idée. Même si elle avait parfaitement conscience que c'était tout sauf objectif. Elle se contenta de transmettre l'information de la réceptionniste.

"La police arrive."

Sur ces entrefaites, la police arriva rapidement sur les lieux. Une voiture comptant à son bord trois policiers et un inspecteur déboula sur le parking, bientôt suivit d'une ambulance.

D'autres voitures de police arrivèrent ensuite, et un cordon policier fut dressé autour de l'endroit où Eden avait retrouvé Miranda.

Les jeunes furent interrogés brièvement par la police, puis l'inspecteur, par chance un collègue de son père que Miranda ne connaissait pas, vint lui poser quelques questions de routine, notant ses réponses sur un calepin. Globalement, il lui posa le même type de questions que la standardiste du commissariat, à celle-ci près :

"Connaissiez-vous la victime ?" demanda-t-il, sans lever les yeux de son bloc.

Dans l'arrière-plan, la police prenait des photos, puis les ambulanciers chargèrent le corps de Miranda à bord de leur véhicule.

Eden resta en retrait, tout au long des prises d'initiatives de la police. Confuse, elle ne savait pas quoi faire. Elle n'avait rien envie de faire. Sauf peut-être remonter le temps, jusqu'à quelques jours plus tôt, pour essayer de comprendre comment une chose pareille avait pu se produire. Elle ne se demanda pas pourquoi. La réponse lui paraissait évidente. Parce que Miranda était différente, parce que personne n'irait vraiment s'en plaindre, parce qu'elle n'était pas vraiment capable de se défendre au final. C'était de l'injustice à l'état le plus sadique du terme. Eden restait aussi inexpressive qu'une statue. Elle ne voulait pas réagir de manière inconvenante. Mais il fallait bien parler un minimum. Alors quand un inspecteur vint faire son travail, la seule chose qu'elle se trouva à penser fut qu'elle avait de la chance de ne pas le connaître, celui-là. Elle répondait à chaque question, par des phrases courtes, allant à l'essentiel, sans jamais s'aviser de dire des choses déplacées. Mais elle avait bien envie de crier, de dire qu'elle connaissait les coupables. Ce qui aurait été totalement gonflé. Elle était coupable, elle aussi. Par son retrait, par son silence, par son manque d'implication.

La jeune fille croisa les bras, releva un peu les épaules, et regarda tous ces policiers prendre des photos. ça la dégoûtait quelque part. Miranda, jusque dans sa mort, en objet de curiosité. Ils ne faisaient que leur boulot, mais ça la dégoûtait quand même. Elle en revint à l'inspecteur quand il posa la question fatidique. Eden serra les dents un instant. Le nom de la victime. Bien sûr qu'elle le connaissait. Seulement elle ne l'avait jamais dit jusqu'ici. Pourquoi? Sans doute par crainte. Mais si enquête il y avait, ça allait finir par se savoir de toute manière. Elle aurait été bien idiote de mentir sur le sujet.

"Miranda Oakley... C'est... C'était une fille de mon école. Elle a... Elle avait dix-sept ans."

Détail superflu. Idiot. Plus à portée sentimentale qu'objectivement utile. Eden se maudit intérieurement, réprima une nouvelle envie de pleurer. C'était idiot. Elle avait bien tenu jusqu'ici.

"ça faisait plusieurs jours qu'on ne la voyait plus en cours."

Eden déglutit lentement, et regarda les ambulanciers emporter le corps. Terminer comme ça, dans un sac, sur une civière, dans une ambulance sans sirène, droit vers la morgue. Elle se rappela les paroles qu'elles avaient échangées il y avait maintenant un long, très long moment. Elle comprenait les animaux... Tu parles d'une menace. Et elle ne s'entendait plus vraiment avec ses parents. Viendraient-ils la reconnaître à la morgue? Allaient-ils pleurer son enfant ou soupirer de soulagement de voir le monde débarrassé d'un mutant? elle se reporta sur l'inspecteur.

"Je peux m'en aller? Je ne me sens pas très bien..."

Fuir, loin de la plage. C'était la seule chose dont elle avait envie à présent. Ils avaient son nom, était prête à donner ses coordonnées si nécessaire. Ils savaient qu'elle était du même établissement scolaire que la victime. Ils n'avaient normalement aucune raison de la retenir d'avantage. Du moins, elle n'était plus d'aucune utilité.

Enfin, l'inspecteur esquissa un semblant de moue compatissante et libéra Eden, non sans lui préciser qu'il était possible qu'on l'appelle au poste pour une déposition plus complète.

La présence policière sur la plage avant sensiblement refroidi l'atmosphère, et la plupart des promeneurs et flâneurs, après un moment à observer la scène, remballèrent leurs affaires.

Rejoignant son véhicule, Eden remarqua alors une silhouette dégingandée d'homme installée nonchalamment sur le capot de la voiture qui jouxtait la moto de la jeune fille. Il avait posé une bière sur le capot à côté de lui, et mangeait un hot-dog tout en observant l'agitation sur la plage. Près de sa bière reposait également un petit sachet en kraft.

D'un oeil de faucon, Walentyn observait le ballet de la flicaille depuis son pic-nic improvisé. L'attente avait été longue, et il s'était fait faim, raison pour laquelle l'illusionniste avait fait un crochet par un stand du parc d'attraction pour se prendre un casse-dalle. Lorsqu'il était revenu faire le pied de grue à l'endroit indiqué par la prédiction de Lily-Rose, il l'avait remarquée. La gosse se promenait sur la plage.
Pas de bol, elle était tombée sur un os. Il aurait paru suspect qu'un type comme lui débarque à ce moment pour l'éloigner de la scène de crime, aussi était-il resté sagement sur son capot pour grailler en attendant que les poulets la laisse partir.

La voyant arriver, il l'interpella :

"C'est moche pour ta copine." commenta-t-il seulement avant d'engloutir une gorgée de bière pour faire passer le pain, relativement sec, du hot-dog bon marché.

Les plans macchabées, il commençait à connaître, mais la première fois, ça faisait toujours bizarre, quel que soit l'âge. Inutile de lire dans ses pensées pour voir que la petite était chamboulée. Le contours de son visage aquilin uniquement découpé par la lueur d'un lampadaire non loin, il descendit du capot. Il avait déjà une mine peu engageante, de ce qu'il avait pu constater au contact des élèves du Old School. Et l'éclairage du parking n'était pas le plus sécurisant pour une ado seule sur un parking.

Laissant sa bière sur le capot, il saisit son sachet de kraft et fit quelques pas vers la petite cylindrée de la jeune fille, histoire de se placer à la lumière. Vêtu d'une simple veste en cuir, d'un jean et d'une paire de bottes de moto, Walentyn détonait avec le décor de fête foraine dans son dos, mais pas forcément avec celui de la scène de crime en contrebas.

Oui, il y aurait un autre témoignage à faire. Et certainement des questions ensuite, si l'enquête était convenablement menée. Eden ne voulait pas mentionner la condition mutante de Miranda. Enfin... De la défunte Miranda. C'était typiquement le genre de chose qui, pour ce qu'elle en avait vu des réaction de son paternel, allait faire passer toute réflexion sérieuse concernant l'affaire au second plan. Combien de temps avant qu'ils ne le découvrent par eux-mêmes? Un peu moins de vingt-quatre heures? C'était toujours ça de pris. Et au pire, elle n'aurait qu'à mentir. Au pire, elle n'aurait qu'à dire qu'elle n'y croyait pas à ces histoires de mutants. Après tout, Miranda n'avait jamais rien fait de mal. Jamais.

Les doigts d'Eden étaient un peu trop serrées sur les courroies de son étui à guitare. Elle avait aussi récupéré son casque, et enfilé à nouveau ses gants. Où aller? Elle ne voulait pas rentrer. Mais elle ne voulait pas non plus rester ici. C'était devenu glauque. Elle hésitait, alors qu'elle se dirigeait vers sa moto. Elle pouvait commencer par s'arrêter dans un cybercafé. Peut-être qu'elle pourrait trouver via internet l'adresse de Miranda. Et pour faire quoi? Les flics allaient annoncer la mort d'une enfant, et peut-être que ses parents s'en foutraient. Peut-être qu'ils pleureraient, pour la forme. Mais ça n'allait pas très bien dans cette famille alors Eden ne se faisait pas vraiment d'illusion. Elle pourrait aller leur dire qu'ils n'avaient pas été de bons parents, mais ça serait un peu du foutage de gueule. Et puis qui pouvait savoir... Peut-être que papa et maman Oakley allaient réellement être effondrés. Elle ne pouvait pas savoir après tout. En revanche...

En s'avançant, elle réajusta l'un de ses gants. Son pas ralenti sensiblement. Elle pouvait toujours suivre ce qu'elle considérait comme une idée fondamentalement irréfléchie et stupide. Elle pouvait aller traîner ses pneus du côté du lycée. Il n'y avait probablement rien. Vraiment rien. Et Eden fut surprise de trouver cette perspective plus séduisante que de rentrer à la maison. Enquêter? C'était un bien grand mot. Chercher la merde, plutôt. Ce n'était pas dans ses habitudes. Elle détestait les ennuis. Son dada, c'était d'être sagement dans son coin, à ne déranger personne, à faire ce qu'on attendait d'elle, sans plus. On n'attendait pas d'elle une quelconque initiative. Elle n'était qu'une gamine de dix-sept ans. Mais bon Dieu, si elle avait su, elle ne se serait pas contentée d'aider Miranda à fuir dans cette ruelle. Elle aurait cogné plus fort. Elle se serait acharnée en se foutant pas mal des conséquences. Et ensuite, elle se serait rendue chez Miranda pour s'excuser de ne pas avoir fait ce genre de chose plus tôt. Et elles auraient un peu rit ensemble. Et Miranda serait encore en vie.

Eden releva les yeux dès qu'une voix masculine lui parvint. Il y avait une voiture à côté. Et un type installé dessus avec une dégaine qui entrait immédiatement dans la catégorie louche du petit manuel du policier en herbe. Un voyeur de plus. Sans doute un type qui n'avait à l'origine rien de mieux à faire que de se balader. Un peu comme elle au final. Sauf que lui, il avait eu la bonne idée d'apporter la bouffe pour profiter du spectacle. Plus malin qu'elle en somme, pensa amèrement Eden. Elle posa sur l'homme un regard inexpressif, et dévia lentement son regard vers le petit sachet de papier kraft. Non... Un dealer n'afficherait pas de la marchandise de manière aussi voyante. C'était idiot. Pourquoi cette pensée lui avait-elle effleuré l'esprit? En tout cas, il était observateur. Du moins pour ce qui s'était passé sur la plage. Ce qui ne l'aidait pas franchement à avoir l'air rassurant. Eden raffermit sa prise sur l'attache de son casque, et reprit sa marche, avec une certaine hésitation tout de même.

"C'est pas moche que pour elle."

Ah ça non. C'était surtout moche pour le monde, ce genre de chose. ça foutait la honte à tous ceux qui se disaient humains. Pourquoi le type s'approchait en fait? Il avait plus une tête à traîner dans les quartiers les moins fréquentables de L.A. Il avait une tête de... Tueur en série? Ouais, quelque chose comme ça. C'était pas franchement apaisant. Surtout qu'il avait l'air un peu d'attendre. Et il s'approchait de SA bécane. Eden pressa sensiblement le pas pour poser sa main libre sur le guidon, des fois qu'il lui viendrait dans l'idée d'essayer de la lui piquer. Elle avait déjà l'impression qu'il allait lui sommer de lui refiler les clés de sa moto. Un voleur? Oui, la tête collait assez bien aussi. Suspicieuse, elle enjamba sa bécane, mais préféra garder son casque en main plutôt que de le mettre sur sa tête. Elle se contenta de sortir ses clés.

"Désolée que le spectacle soit déjà terminé."

Et elle planta la clé dans le contact. Il était temps qu'elle mette les voiles. Stupide ou non, elle trouvait l'idée d'aller rôder du côté de son lycée nettement plus séduisante que celle de rentrer à la maison, et même de rester sur un parking de nuit avec un type louche.

Walentyn esquissa un sourire en coin pendant que la jeune fille s'empressait d'enfourcher sa bécane. Elle avait peur qu'il la lui fauche ; plutôt amusant compte tenu de la grosse cylindrée qu'il possédait lui-même. De plus, il était content qu'elle se méfie de lui. Ce n'était jamais agréable, mais ça prouvait qu'elle avait la tête sur les épaules et qu'elle ne croyait pas à toutes ces conneries sur les préjugés et la beauté intérieure. Pour avoir roulé sa bosse en tant que télépathe, il savait que pour la plupart des gens, tout ça n'existait pas. La noirceur intérieure, c'était déjà plus approprié. Lui, il avait l'air d'une crapule, et c'était bien ce qu'il était, en nuances de gris plus ou moins prononcées.

Ouvrant son sachet, il en sortit un churros encore chaud, mais que l'enfermement avait ramolli ; super appétissant. Ces Américains et leur friture en bâtonnets... Sans chercher à s'approcher plus de la jeune fille, il se contenta d'en croquer un bout.

"Tu crois que je vais te tirer ta bécane, bon réflexe. C'est bien la méfiance. Par contre, t'as pas l'air surprise que je sache que cette petite était ta copine." répondit-il tranquillement.

Faut dire, elle était tourneboulée. Mais bon, circonstances atténuantes ou pas, c'était toujours bon à remarquer, car si elle rejoignait les X-men, des événements choquants ou surprenants, elle n'avait pas fini d'en voir.

"Oh, tu veux parler de ça ?" fit-il avec un geste de la main vers la plage. Il eut un petit rire. "Je suis peut-être tordu, mais pas assez pour attendre exprès qu'une gosse se fasse descendre pour me faire un dîner-spectacle." répondit-il.

C'était le genre de choses qu'aurait pu faire un serial killer. Evidemment, ça lui avait traversé l'esprit, mais elle n'avait pas l'air de penser qu'il était responsable de la mort de sa camarade. C'était déjà ça.

Faire un lien entre un inconnu louche et un meurtre récent serait tout de même simpliste. Non... En fait, ce qui était simpliste, c'était de penser connaître le ou les assassins. Eden n'était pas franchement maligne. Elle avait pris un raccourcit. Tout comme elle l'avait fait avec le type bizarre dans ce parking. Elle s'était attendue à quelque chose de nettement plus répréhensible dans le sachet kraft. Alors quand elle vit un churros, elle préféra détourner les yeux, sans pour autant se sentir honteuse de s'être méfiée.

Elle ne s'était même pas posée la question de savoir comment il pouvait se douter d'un lien entre elle et Miranda. En fait, ça ne pouvait être qu'une sorte de façon de parler. Concrètement, Miranda n'était pas sa copine. Elle ne l'avait jamais été. Les copines, c'était proche, uni. Elle n'avait jamais agit avec Miranda comme si elle avait été sa copine. Si elle l'avait fait, elle n'aurait jamais retrouvé son corps échoué sur une plage. Eden serra les dents et décrocha l'attache de son casque. C'était idiot d'être sur la défensive, après tout.

"Il vous aurait suffit de rôder plus près à certains moment. J'en sais rien. Je n'ai pas fait attention. "

Elle releva les yeux sur l'inconnu.

" Et pour info... C'était pas ma copine."

Mais elle aurait dû l'être. Et puis concernant les dîner-spectacles...

" Désolée."

Elle avait jugé. Sans objection. Ça avait été idiot.

" Maintenant si vous voulez bien m'excuser, j'ai à faire."

Ce qui n'était pas vrai, dans les faits. Mais même avec des churros, un type louche sur un parking mal éclairé restait loin derrière son envie de retourner là où elle a ait vu Miranda en vie pour la dernière fois. Eden enfila son casque pour l'attacher sous son menton et tourna la clé pour démarrer son jouet sur pneus. Direction son lycée.

Walentyn croqua de nouveau dans son beignet tout en observant la jeune fille.

"On se reverra." lâcha-t-il simplement avant d'écarter les mains en souriant pour lui signifier qu'elle avait le champ libre.

Farouche, la petiote. Il tourna alors les talons et sortit du rayon de lumière diffusé par le lampadaire du parking, rejoignant l'obscurité tout en se disant que ce recrutement s'annonçait plus amusant qu'il n'y paraissait.

L'étranger n'ayant pas cherché à la retenir, Eden reprit la route en direction de son lycée. Elle roula une demi-heure, avant d'arriver dans le quartier. La cour de l'établissement était apparemment déserte, comme on pouvait s'y attendre à une telle heure. La grille était fermée et toutes les lumières étaient éteintes. Sans les cris des adolescents qui l'occupaient la journée durant, une aura spectrale flottait sur le lycée.

Le quartier était relativement calme, hormis les aboiements d'un chien non loin.

La jeune fille resta perplexe. Décidément, ce type était vraiment louche. Elle fronça les sourcils en le regardant reculer, mains en évidence, doutant d'ailleurs fortement de ses propos. Pourquoi se reverraient-ils? Elle ne le connaissait pas après tout. Il ne lui inspirait pas particulièrement confiance. Un pervers comme il y en avait beaucoup à Los Angeles? c'était très probable. Méfiante, Eden se dit qu'il valait mieux ne pas poser de question - ça encourageait les dingues - et referma la visière de son casque après avoir vérifié qu'il était bien attaché.

Elle lança le moteur, avec une ou deux rotations du poignet pour les gaz, et s'éloigna, contournant autant que possible l'inconnu qu'elle surveilla d'ailleurs quelques instants dans son rétroviseur, des fois que...

Elle rejoignit la route, direction son lycée pour aller parquer sa bécane là où elle la mettait d'habitude. Eden voulait déjà retourner là où elle avait vu Miranda en vie pour la dernière fois. Peut-être que quelque chose lui avait échappé. Tou était atrocement calme. ça changeait par rapport à d'habitude. Eden commença donc par contourner l'édifice, pour rejoindre la ruelle où la mutante avait été agressée la dernière fois. Son casque sous le bras, elle avait gardé sa guitare sur le dos, n'osant la laisser quelque part de crainte de se la faire piquer. Si elle avait su ce qui allait se dérouler ce soir, jamais elle ne l'aurait prise avec elle. Ou mieux, jamais elle ne serait sortie, probablement.

Eden s'aventura dans la ruelle où Miranda avait été agressée la première fois. Elle était encore moins engageante que le lycée en lui-même. Le mur gauche donnait directement vers les cuisines du réfectoire de l'école. La ruelle était donc principalement utilisée pour recevoir les livraisons de la cantine et entreposer les innombrables stocks de nourriture non consommée, que les employés étaient contraints par la direction de l'établissement à jeter sans autre forme de procès, plutôt que d'en faire bénéficier une quelconque association caritative.


Toutefois, certains sans-abris avaient pigé le truc. En arrivant dans la rue, le phare de la petite moto illumina la silhouette dépenaillée d'un clochard en train de fouiller l'un des containers à ordures. Un chat bondit également de la poubelle et détala sans demander son reste. Le clochard, un homme malingre d'une soixantaine d'années, disait vaguement quelque chose à Eden. Elle avait parfois pu le voir zoner autour de l'école ou cuver son vin sous un porche ou un autre. Inoffensif, d'autant qu'elle sache.

Vraiment, la nuit, ce quartier était d'un sinistre à filer la chaire de poule. Eden n'était pas particulièrement à l'aise. Il fallait dire que les quelques fois où elle était sortie de nuit, elle n'avait pas été seule. Il y avait toujours eu les types de son groupe. Là... Elle se sentait assez mal. Ce n'était pas le moment de reculer. Eden pensa à Miranda. Quoiqu'elle tente de faire, ça en valait la peine si c'était pour la mutante. Elle prit une grande inspiration, et jeta un coup d'oeil minutieux aux alentours avant de couper le contact.

Il y avait ce clochard, celui qui rôdait autour du lycée. Autant dire qu'elle n'était pas plus avancée. Il était connu puor être particulièrement porté sur la bouteille, comme la réputation de la plupart des sans-abris l'exigeait. Pourrait-il ne serait-ce qu'apporter un début de réponse? Elle ne savait même pas si il avait été témoin de la rixe à laquelle elle avait elle-même participé quelques jours plus tôt. Mais ça ne coûtait rien d'essayer.

Prenant son courage à deux mains, elle s'avança sans hésitation en direction du clochard, espérant qu'il ne soit pas complètement beurré à cette heure tardive de la nuit. La main un peu crispée sur l'attache de son casque, elle demanda, en prenant un air assez sûr d'elle, tout en tâchant de rester polie. Après tout, ses sentiments personnels ne la dispensaient pas d'agir avec un minimum de respect.

"Hm... Excusez-moi, monsieur... Est-ce que vous auriez un moment à m'accorder? Je voudrais vous poser quelques questions."

C'était affreux. On aurait dit qu'elle voulait faire un sondage. ça craignait. eden se maudit intérieurement de ne pas trop savoir comment entrer en marière dans ce genre de situation.

Le vieillard sortit le nez de la poubelle en voyant Eden se diriger vers lui. Il eut un léger mouvement de recul et arborait une mine craintive.

Il leva les deux mains en l'air (dont l'une tenait une vieille banane noircie).

"J'ai rien fait !" s'écria-t-il d'une voix éraillée. Il remarqua alors la banane qu'il tenait et cacha le bras coupable derrière son dos.

Les propos de la jeune fille semblèrent le surprendre. Restant sur la défensive, il répondit :

"Des questions ? Des questions sur quoi ?"

Bon. Il avait l'air parfaitement sobre. Sur la défensive, mais sobre. Le pauvre... Eden se dit qu'il avait dû en voir de toutes les couleurs entre le personnel du lycée qui ne devait pas apprécier qu'on fouille dans les poubelles, et les élèves les moins recommandables qui devaient prendre leur pied en venant chercher des noises au sans-abri. Elle jeta néanmoins un regard quelque peu interrogatif à l'égard de la banane qu'il s'empressa de cacher derrière son dos. Il allait vraiment la manger? C'était... Triste. Eden préféra ne ps se mêler de ce sujet. De toute manière, que pourrait-elle bien faire pour aider réellement quelqu'un dans une situation pareille? Et puis elle n'était pas venue là pour ça cette nuit.

Au moins, il ne l'envoyait pas paître tout de suite. C'était plutôt positif. Bien que sur la défensive, il lui accordait une chance de parler quand il aurait pu partir en courant, l'agresser, hurler à l'attaque à main armée ou que savait-elle encore. Pour la peine, elle ne savait pas trop comment amener la situation et les interrogations qu'elle voulait partager. Elle s'immobilisa déjà, se disant qu'il valait mieux ne pas se montrer trop intrusive pour éviter que le SDF ne se referme et choisisse de l'ignorer.

"ça concerne une fille de ce lycée. Elle se fait souvent attaquer par des autres élèves. Elle a dix-sept ans et s'appelle Miranda. ça vous dit quelque chose? Elle n'est pas très grande, brune, les cheveux longs, très gentille."

Impossible de se mettre à parler de la mutante au passé. Eden faisait encore un blocage dessus. A croire qu'elle ne voulait pas l'accepter. C'était très certainement le cas, d'ailleurs. Et puis ça lui servirait. Elle n'allait pas commencer à parler de meurtre à un sans-abri alors que la plupart des gens comme lui faisaient des suspects rêvés en règle générale. Elle ne voulait en aucun cas laisser sous-entendre qu'elle l'accusait de quoi que ce soit, alors qu'elle ne le pensait pas du tout coupable.