Vamos a la playa

La plage de Coney Island, au sud de Brooklyn, était une belle plage. Pourtant, les touristes qui y venaient étaient rare. Il était rare que l'on vienne à New York en pensant y trouver des étendues sablonneuses se jetant dans la mer… et pourtant. Calvin, lui, connaissait bien ce type de bon plan, il en était avide. Coney Island c'était plus de quatre kilomètres de sable, une piste de promenade déjà ancienne mais superbe, et le climat de la côte est des États-Unis. En cette période de l'année, le soleil ne frappait pas aussi fort qu'en plein été, mais ses rayons étaient suffisant pour ravir les connaisseurs.

En début de week-end, Calvin avait pris les transports en commun pour se rendre sur la plage. Sitôt arrivé, il s'était mis en maillot. Il aurait volontiers gardé un tee-shirt, mais il se disait que vraiment, ça ne servait à rien d'être aussi musclé si tout le monde ne pouvait pas profiter de la vision de ses pectoraux travaillés de longues heures en salle de musculation. Heureusement, il n'était pas le seul à tenir se raisonnement, aussi n'était-il pas trop ridicule avec son sac, ses lunettes de soleil et sa serviette sur l'épaule.

Ce samedi, la plage était peuplée sans être noire de monde. Il y avait des garçons qui jouaient au ballon, des pères et des mères qui baladaient leurs enfants le long de la plage, et surtout des filles qui tentaient de bronzer ou de mettre quelques orteils dans l'eau salée. Le mutant, avec un grand sourire, salua de la main un groupe de beach-volleyeuses. Mais, voyant qu'il y avait déjà d'autres mâles avec eux, il décida finalement de se rapprocher d'un autre détachement de représentantes du beau sexe, en posant sa serviette juste à côté d'elles, tout en faisant mine de ne pas les avoir remarquées.

Il retira ses lunettes noires, les exposant à son séduisant regard bleu. Calvin était un grand romantique. Il ne désespérait pas de trouver l'amour.

« C'est mon jour de chance » pensa Calvin. Il avait l'habitude d'avoir un certain succès au près des femmes. En revanche, même sur les plages new-yorkaises, ce n'était pas tous les jours que d'aussi beaux spécimens lui tournaient autour. Le mutant se sentit un peu pousser des ailes, et détaillait sans beaucoup de gêne, quoi-qu’avec discrétion, toutes ces prétendantes. Faisant un peu le difficile, il prenait tout son temps pour choisir sa cible.

Aucune n'était inintéressante, bien au contraire. L'idée d'aborder le couple d'afro-américaines faisait  progressivement son chemin dans sa tête, les tatouages lui plaisaient et se disant qu'avec deux, il aurait plus de chance qu'avec une seule. Il fallait viser juste ; car ce serait certainement à lui de viser, il le savait. Aussi séduisant qu'il fut, c'était souvent à l'homme de faire le premier pas.

Mais à peine cette pensée traversait son esprit qu'une jolie demoiselle le détrompa aussitôt. Elle était bronzée, elle avait une belle chevelure noire, un sourire ravissant et quelque-chose d'un peu exotique, impression sans doute crée par son accent. Calvin fut satisfait de cette prise pour laquelle il n'avait même pas eu à bouger. C'était donnant-donnant, première arrivée, première servie.

– Il faut profiter du soleil tant qu'il y en a, mais je suis pas contre bronzer à deux. J'ai entendu dire que les italiennes savaient comment dompter les rayons.

Il l'aurait reconnu en riant : sa phrase n'avait pas beaucoup de sens, mais elle évoquait quelque-chose d'agréable et paraissait receler un compliment. Elle invitait de plus son interlocutrice à lui parler de ses origines. C'était parfait pour engager une conversation. Si elle ne faisait que l'amuser, il en serait déjà satisfait. Redressé en position assise, il était même prêt à se décaler un peu pour lui faire une place sur sa serviette.

– Calvin, enchanté, se présenta-t-il, souriant.

En dehors des spécialités culinaires et des mannequins, Calvin n'y connaissait pas grand-chose à l'Italie, et n'avait d'ailleurs aucune notion d'italien. Toutefois, il n'eut aucun mal à déceler que les quelques mots prononcés dans la langue de Dante étaient agréables, et fit en conséquence bonne figure.

Bien sûr, le mutant était un peu déçu de devoir renoncer à autant de compagnie au profit d'une seule (si seulement les femmes s'étaient mieux entendues entre-elles, songea-t-il, peut-être aurait-il pu leur proposer à chacune de venir ensemble l'admirer de plus près ?). Mais les personnalités comme celle de Monica l'intéressaient, la passivité, elle, avait tendance à l'ennuyer. Il trouvait que la jeune femme avait du mérite.

Et sa peine fut encore plus vite oubliée lorsqu'elle prétendit le connaître. Le sourire de Calvin s'élargit encore.

– Pas facile d'être une personnalité publique ! Tu m'as déjà vu à la télé, je parie ? Ou alors on s'est peut-être croisés. Je suis artiste pyrotechnique, je me produis un peu partout. Mais j'y pense : si je ne t'ai pas remarquée dans la foule, c'est que tu devais bien te cacher.

La télévision, c'était pour la frime ; mais ça faisait toujours bien, et il n'y avait aucun moyen de vérifier. Le fait que son interlocutrice l'ait vu au cirque ou dans une représentation publique était déjà plus probable. Il ne s'étonna pas outre mesure de ce seul fait. Ses show, à grand renfort de gène mutant, étaient d'assez bonne qualité pour retenir l'attention, son physique et son sens du spectacle n'y étant pas étrangers.

Quoiqu'il en fut, Calvin regardait à présent Monica avec beaucoup d'attention, même s'il cachait son intérêt derrière une attitude détendue et un ton un peu espiègle.

– Bien vu. T'as l'oreille pour une italienne. Je suis canadien. J'ai passé mon enfance dans le grand nord, dans un chalet. J'aurais pu finir bûcheron comme mon père. Mais j'avais de l'ambition, et le business marche mieux à New York. Et toi Monica, des projets ici ou ailleurs ?

Oui, il y avait des mensonges. Qui l'en blâmerait après tout ? Monica était en échange linguistique, elle repartirait sans doute bientôt en Italie. Calvin s'en serait voulu de ne pas la faire rêver un peu. Lui avait toujours trouvé que l'enfance à la dure et les bûcherons véhiculaient quelque-chose de positif, de lointain.

Une peintre italienne ; cette nouvelle donnée plaisait beaucoup à Calvin, collant assez bien aux clichés qu'il pouvait avoir sur les ressortissants du vieux continent. Son tempérament romantique était séduit par la fonction. Le regard du jeune homme s'illumina lorsque Monica lui proposa même de poser. Il tenta de calmer son excitation, mais il avait maintenant bien du mal. Servir de muse à une artiste, il n'aurait vraiment pas pu rêver mieux. Garder de la réserve devenait difficile et son enthousiasme était manifeste.

– Ça, avec plaisir ! Tu peins dans quel genre ?

Le mutant se voyait déjà en héros gréco-romain, prêtant son corps à Achille ou à Mars, ou bien en icône renaissante dont les couleurs chatoyantes auraient ornés les murs d'une chapelle Sixtine. Mais après tout, tant qu'il était le centre de gravité d'une œuvre, fût-ce-t-elle contemporaine, il s'en fichait un peu.

– Explique-moi un peu ton projet, demanda-t-il, très intéressé.

L'air de rien, Calvin se pencha légèrement en arrière. Sa musculature était bien mieux mise en valeur de cette manière, et cela lui permettait même de se rapprocher un peu de Monica.

Les explications de Monica satisfirent complètement le mutant. Son projet était à la fois classique et moderne, assez figuratif pour sublimer la splendeur de Calvin et assez ambitieux pour être remarquable. Les quelques connaissances que possédaient le jeune homme à propos de l'art étaient suffisantes pour qu'il apprécie ce qu'on lui proposait.

– La Renaissance, c'est parfait. Même si je suis sûr que j'aurais été très bon en modèle cubiste.

Calvin effleura avec sa propre main les doigts qui couraient le long de son cou. Il aimait décidément de plus en plus la manière dont les choses se déroulaient. Le charme de Monica faisaient sur lui tout leur effet. Il ne se voyait pas lui faire d'objection. La perspective d'être peint à même la peau était plus intéressante encore que celle d'être un modèle statique.

– Rien. J'aime bien les corps. Leur puissance, leur sensualité, leur chaleur.

La chaleur, évidemment, était aussi un élément que Calvin appréciait. Le jeune homme se leva, fléchissant ses jambes athlétiques.

– Ça marche, je te suis. Une heure, deux, je suis à toi pour l'après-midi, si tu veux.

Il y avait toujours une dérision et un recul dans son ton, qui ne rendait pas ses paroles trop grandiloquentes ou ridicule. Toutefois, le mutant ne regardait plus du tout les autres filles.

Les locaux étaient modestes, mais Calvin ne s'était pas attendu à mieux. Les étudiants en art, à moins d'être issus de milieux aisés, roulaient rarement sur l'or. Le jeune homme ne fit pas de commentaire sur l'état de l'endroit. Monica n'était à l'évidence pas encore très connue… mais en quelques années, sa popularité, et les prix de ses œuvres, pouvaient exploser. En attendant, c'était peut-être aussi bien comme ça : il n'avait pas à se comporter comme s'il bénéficiait d'un privilège immense. Se conduire en inférieur, ça ne l'aurait pas mis à l'aise.

– T'as volontairement choisi un endroit aussi étroit, pas vrai, plaisanta-t-il.

Artiste prometteur ou pas, en réalité, il aurait volontiers continué quoi qu'il en était. Le mutant attrapa son tee-shirt et le fit passer par-dessus ses épaules, dévoilant de nouveau sa musculature travaillée. La situation, il était impossible de le nier, était excitante sur tous les plans, surtout pour quelqu'un d'aussi narcissique que Calvin. Il aimait son corps, et plus encore, il aimait sentir son corps apprécié par le regard des autres.

– On peut commencer à attiser le brasier de ta créativité.

Il se débarrassa rapidement de ses autres habits, chaussures comprises, restant en maillot de bain. Il remit également son sac. Le jeune homme ne possédait rien qui soit particulièrement intéressant à voler : son téléphone portable, au mieux, et il n'était de toute façon pas soupçonneux. Attendant que Monica pose ses affaires où elle voulait, il tenta de s'adosser contre un mur sans bousculer un chevalet.

Les bras croisés, Calvin se montra patient. La patience n'était sans doute pas sa première qualité, mais il songeait que s'il voulait être transformé en œuvre d'art, il allait devoir en faire un minimum l'épreuve. Attendre le retour de Monica était un bon préambule. La beauté avait son prix, et si ça n'était que l'affaire de quelques minutes…

Toutefois, le temps commençait à se faire long. Calvin ne savait pas exactement depuis combien de temps la jeune femme était partie, mais il se rendait bien compte que cette absence prolongée était suspecte. Le mutant grimaça en repérant du regard quelques éléments qui auraient pu instiller en lui des doutes, s'il y avait été plus attentif. Les scénarios possibles n'étaient pour la plupart pas très agréables. Peut-être avait-il été victime d'une voleuse ? Mais il se demandait pourquoi avoir choisi de le dévaliser lui plutôt qu'un autre. Peut-être paraissait-il plus aisé qu'il ne le pensait. C'était presque bon pour son orgueil, et ça compensait un peu la colère de s'être fait berner.

– Tout-de-même, cet accent italien… quelle délicieuse comédienne, marmonna-t-il pour lui-même, tentant de voir la situation positivement.

Ou alors, Monica avait eu un problème ? C'était peu probable qu'elle ait disparue contre son gré et sans parvenir à appeler son aide, ou qu'elle soit encore bloquée et qu'elle n'ait pas choisi de demander son assistance. Toutefois, c'était encore l'hypothèse la plus agréable et celle qui faisait le moins passer Calvin pour un benêt. En sus, ça lui donnait quelque-chose à faire, c'était déjà ça. Il ne perdait pas grand-chose à essayer de la retrouver.

Au moins parvenait-il à rester calme, et à regarder brièvement par la fenêtre. S'il ne notait rien de remarquable, le jeune homme en maillot jetterait un regard à l'intérieur des deux pièces de l'atelier dans lesquels il n'avait pas encore pénétré, et finalement, prévoyait de sortir de l'appartement.

Calvin jeta un regard surpris sur son sac. La situation n'était pas si humiliante qu'il l'avait pensé ; au moins n'allait-il pas être obligé de rentrer chez-lui en maillot de bain. Le jeune homme ramassa son tee-shirt et l'enfila, puis fit de même avec le bas et ses chaussures. Il n'avait pas très froid, mais se rhabiller rapidement lui donnait un peu l'impression que la déplaisante supercherie n'avait jamais eu lieu.

Puis il se baissa pour regarder si on avait volé quelque-chose dans son sac. Il ne s'attendait pas tellement à retrouver son téléphone portable, ses écouteurs. À part ça, il n'avait heureusement pas grand-chose qui soit réellement intéressant à voler. Plus il y pensait et plus la thèse du vol lui paraissait étrange. Il doutait que la technique soit réellement efficace, et une jeune femme intelligente et jolie comme Monica devait avoir des moyens bien plus légaux et rapides de se faire un peu d'argent facilement.

– Mun amor na voulez commo folr, ma chewie, mun amor, ma chewie, fredonna-t-il à mi-voix sur un air populaire, dans un vague et incompréhensible mélange de français et d'italien. Il lui semblait qu'il s'agissait d'une chanson d'amour.

Il passa son sac par-dessus son épaule, et se dirigea de nouveau vers la plage sans se presser. Il n'allait pas laisser une seule déception lui gâcher la journée. Calvin n'était pas facile à abattre.

Calvin se mordait la lèvre : qu'on lui prenne ses papiers d'identité n'arrangeait en définitive pas ses affaires. Canadien, il allait probablement devoir payer des frais de dossier et passer de pénibles moments à remplir de la paperasse pour pouvoir les refaire. Il ne comprenait pas vraiment pourquoi on les lui avait pris, mais sans doute cela tenait simplement au fait que la voleuse ne s'était pas du tout embarrassée de trier ce qu'elle prenait. Quitte à chaparder, elle aurait pu avoir un minimum d'éthique, se mit à regretter le jeune homme.

Retournant à la plage tout en songeant à la localisation du commissariat le plus proche, il ne s'attendait certainement pas à revoir l'escroc pseudo-italienne. Passablement surpris, Calvin eut un temps d'arrêt. Même un être aussi stoïque que lui sentit la colère monter et lui faire serrer les dents. Toutefois, il refréna sa première envie – s'approcher de Monica pour la saisir, avec une politesse toute relative, fermement par le bras – et pris quelques secondes pour réfléchir.

Sa carrure ne jouait, cette fois, clairement pas pour lui. S'il s'approchait de la jeune femme d'une manière un peu trop agressive, elle n'aurait aucun mal à se faire défendre par sa future victime elle-même. À sa place, il aurait probablement réagi d'une façon tout aussi protectrice. La scène pouvait aussi prendre une tournure beaucoup plus fâcheuse si toute la plage était prise à parti.

Le culturiste s'interrogea sur les chances qu'il avait de mettre les baigneurs de son côté s'il frappait en premier, accusant à voix haute l'italienne de l'avoir volé. Peut-être seraient-elles correctes, il avait un peu de prestance, mais la solution impliquait de se présenter publiquement comme une victime. Ce n'était pas plaisant. Il relégua la solution au deuxième plan.

Au final, le mutant en vint à considérer la foule, dans cette situation particulière, comme étant son ennemi. Il ne pourrait pas faire grand-chose de sûr tant qu'ils seraient au milieu d'un espace aussi fréquenté. Il lui parut qu'il ferait mieux d'attendre que Monica s'isole de nouveau. Si elle s'appliquait à employer la même tactique qu'avec lui, la voleuse devrait conduire sa nouvelle victime dans un endroit semblable au faux studio d'art, peut-être même dans le même appartement.

Il allait falloir se faire discret jusque là. Calvin se hâta de mettre l'échoppe de barbe à papa entre Monica et lui, gardant un œil sur la sortie de la plage. Il aurait bien eu envie d'une sucrerie, mais il n'avait plus d'argent.

Toujours en retrait, Calvin regardait partir la voleuse, essayant de déterminer où elle avait pu mettre les affaires qu'elle lui avait dérobées. Le chemin qu'elle prenait ne paraissait pas lui réserver de surprise ; c'était bon signe pour ce qu'il avait en tête. Si le couple se dirigeait bien vers le même endroit, il était inutile de trop les coller et de risquer de se faire repérer prématurément.

Un peu nerveux mais s'efforçant de laisser passer encore quelques secondes, le jeune homme sourit amicalement au petit garçon qui commandait une barbe à papa, et adressa une moue désolée au vendeur dont il ne pouvait contribuer à la prospérité. Ce n'était pas faute de vouloir.

Enfin, une fois le couple approchant de la limite où il les perdrait de vue, il décida de se lever avec une nonchalance feinte et à les suivre. Il ne craignait pas tellement de les égarer du regard ; s'ils disparaissaient à un coin de rue, il emprunterait la même route qu'il avait pris jusqu'à l'atelier. Une fois qu'il serait arrivé à destination, il projetait d'attendre Monica juste devant la sortie dérobée : celle-là même qu'elle avait sans doute prise pour le laisser en plan. Ils allaient pouvoir s'expliquer, et cette fois, pas question de la laisser filer.